"Submersion" migratoire : CNews et BFMTV en plein naufrage
Sherlock Com' - - Plateau télé - 63 commentairesLa difficulté ne paraissait pas insurmontable : rappeler avec quelques chiffres qu'il n'y a pas de "submersion" migratoire en France. "Le Monde", "Libération", "Mediapart" ou encore l'AFP ont réussi à le faire en citant l'INSEE ou l'OCDE. En revanche, ce qui relève du fact-checking dans la presse est devenu impensable sur CNews et BFMTV. Au lendemain de la sortie de François Bayrou validant l'idée d'une "submersion" migratoire, ces deux chaînes d'info ont sombré dans la surenchère tout au long de la journée du 28 janvier en confirmant plus ou moins ce début d'invasion. Dans ce délire anti-immigrés, CNews a évidemment une bonne longueur d'avance sur BFMTV, mais les journalistes et les éditorialistes de la chaîne de Rodolphe Saadé apprennent vite. Récit d'une journée en enfer.
Pour une chaîne d'info, il y a des jours plus compliqués que d'autres pour trouver les sujets qui vont permettre de diffuser plus de 15h de direct avec des débats, des duplex, des bandeaux. Et puis il y a des journées faciles comme celle du mardi 28 janvier. La veille, sur LCI, François Bayrou a estimé qu'on pouvait avoir un "sentiment de submersion"
migratoire en France. Un terme repris aux Le Pen, père et fille, et que Bayrou n'a pas renié le lendemain lors des questions au gouvernement.
Diffusée sur LCI dans la soirée du 27 janvier, la séquence va tourner en boucle sur toutes les autres chaînes d'info le lendemain. Mises bout à bout, ces rediffusions feraient un joli papier peint pour la chambre d'un électeur RN…
Alors pour bien comprendre le point de départ de la journée continue du 28 janvier sur les deux chaînes d'info les plus regardées (CNews et BFMTV), il faut revenir aux propos d'origine. La phrase exacte prononcée par Bayrou est aussi alambiquée que la stratégie d'un centriste tentant de plaire au PS et à l'extrême droite en même temps. Bayrou dans le texte : "Les apports étrangers sont positifs pour un peuple à condition qu'ils ne dépassent pas une proportion (...) Dès l'instant que vous avez le sentiment d'une submersion, de ne plus reconnaître votre pays, de ne plus reconnaître les modes de vie ou la culture, dès cet instant-là, il y a rejet. C'est dans cette zone-là qu'on se trouve et un certain nombre de villes ou de régions sont dans ce sentiment-là"
. Bref, c'est bien sympa l'immigration, mais là, on est en train d'être envahi.
Au-delà du fait que Bayrou reprend un terme plébiscité par l'extrême droite (le relevé exhaustif des citations des Le Pen est à retrouver dans Libé
), ce "sentiment de submersion"
est contredit par les chiffres comme l'ont démontré notamment Le Monde
, Libé
, Mediapart, Franceinfo, ou encore l'AFP. Certes, l'immigration augmente de manière continue, dans un contexte de hausse des migrations dans le monde, mais "la proportion d'immigrés en France est sous la moyenne européenne"
: les immigrés représentent en France 10,7% de la population (contre 20% en Allemagne, en Belgique ou en Suède par exemple). Au classement des pays d'accueil dans l'Union européenne (UE), "la France se classe à la 21e position"
. Globalement, on accueille plutôt moins que les autres pays occidentaux : par exemple, "en 2022, les nouveaux immigrants accueillis en France représentaient 0,4% de la population totale du pays"
, contre 1,1% au Canada, 0,8% au Royaume-Uni et en Allemagne.
Vous ne serez pas étonnés d'apprendre qu'aucun de ces chiffres n'a été donné sur CNews pendant la journée "submersion" continue du 28 janvier.
CNews, les étrangers et les poubelles
Les journalistes et les éditorialistes de la chaîne de Bolloré ont passé leur journée à ironiser sur le terme choisi par Bayrou. "C'est sentiment ou c'est submersion ? Est-ce qu'il y va avec trop de pudeur ?"
(Nelly Daynac), "Est-ce que c'est un sentiment ou est-ce que c'est factuel ?"
(Sonia Mabrouk), " Quand vous avez un basculement démographique (...) et qu'il est acté - allez voir les chiffres - est-ce que dans ce cas-là, ce sentiment devient réalité ?"
(Mabrouk, toujours).
De fausses questions, car pour les journalistes de CNews, il y a bien évidemment submersion, mais hélas, on ne peut pas le dire trop fort. C'est ce que l'on comprend des multiples interventions de Laurence Ferrari : "Malheur à celui qui ose dire ce qu'il se passe", "Ce qui est frappant dans cette séquence, c'est qu'il y a des mots tabous", "On est dans la pantalonnade complète", "Pourquoi on n'a pas le droit de prononcer certains mots ?", "La police de la pensée est là".
Pour Ivan Rioufol, pas de doute, il y a bien submersion : "La bonne nouvelle, c'est qu'on sort de cette grande glaciation intellectuelle, on accepte de voir qu'en effet, il y a une immigration considérable"
et Bayrou, en utilisant enfin le mot du RN, sort de la naïveté de l'enfance : "Il fait son premier pas, ce sont les premiers pas d'un petit bébé qui arrive au monde aujourd'hui et qui découvre la lune et qui nous parle d'un sentiment de submersion alors qu'il y a une submersion naturellement".
Preuve de cette invasion, CNews a filmé toutes les tentes de migrants dans Paris...
Pour Mathieu Bock-Côté, Bayrou "a dit une vérité tout simplement, il y a une submersion migratoire, il y a une noyade démographique"
. Est-ce corroboré par des chiffres ? Sur CNews, on ne compare jamais la France avec les autres pays européens et on donne systématiquement des chiffres bruts (car ramené à la population, ça pourrait faire moins peur). Illustration avec l'intervention de Louis de Raguenel, directeur de la rédaction du JDNews : "Quand on parle de submersion, il faut quand même regarder très rapidement les chiffres. Aujourd'hui, on a 500 000 personnes qui entrent chaque année sur le territoire national".
Un chiffre repris depuis des années par l'extrême droite et de muliples commentateurs, mais dont le cumul n'a aucun sens.
Mais qu'importe. 500 000, c'est forcément énorme : "Et est-ce que vous savez combien il y a de villes en France qui ont plus de 500 000 habitants ? Que quatre ! Chaque année, c'est comme s'il y avait une quatrième ville de France supplémentaire qui rentrait sur le territoire national"
. Et si on comptait en stades de foot, ce serait encore pire…
La question de la submersion est donc acquise sur CNews. Encore faut-il agir : "On se dit que lorsque le Premier ministre parle de submersion, c'est pour nous annoncer une immigration zéro dans la foulée, et bien malheureusement non, parce que le constat n'est pas suivi par des annonces concrètes"
, déplore Thomas Bonnet "journaliste politique CNews"
.
Cette absence d'actes, ça les rend fou sur CNews. A 11h, c'est Jean-Marc Morandini, alias Catherine Leclerc, fraîchement condamné la veille à 18 mois de prison avec sursis pour harcèlement sexuel, qui prend le relais.
Visiblement, c'est un pro du casting Morandini, il a réussi à trouver le pire invité de la journée, un certain Garen Shnorhokian, journaliste au magazine d'extrême droite Frontières
. On vous laisse apprécier son avis sur la submersion : "On les a dépassés il y a trente ans les limites de l'immigration. C'est insupportable depuis trente ans. Aujourd'hui, on récupère 500 000 immigrés par an. Est-ce que vous vous rendez compte ce que ça veut dire d'avoir tous les ans un demi-million d'immigrés du tiers monde. En plus, ce ne sont pas des ingénieurs suédois qu'on reçoit, c'est du Bac-10 afghan ou somalien."
Un peu plus tard, dans la journée, on a aussi croisé un complotiste biberonné par Renaud Camus, Arthur de Watrigant, directeur de la rédaction de l'Incorrect
: "Dans les grandes instances de l'Union européenne, ils ont été très clairs. (…) Il y a une idéologie remplaciste et mondialiste au sein de l'Union européenne, le principe étant de détruire les nations, quoi de mieux pour détruire une nation que de faire une submersion migratoire et ils l'habillent en disant qu'il y a un problème démographique."
Et vu les images d'illustration, on sent bien que l'idéologie remplaciste, c'est pas génial pour notre pays...
Dans cette galerie des monstres, il y a eu un intrus ce mardi 28 janvier. Frédéric Durand, ancien journaliste à L'Humanité
, s'est visiblement trompé d'adresse. Le malheureux ose annoncer qu'il n'y a que "8% d'étrangers en situation légale"
et que "ce n'est pas une submersion si on s'en tient au sens des mots."
Deux petites phrases noyées dans une vague anti-immigrés. Aïe. Il est aussitôt recadré par la journaliste en plateau, Nelly Daynac. Laquelle avait gardé sous le coude une remarque bien sentie : "Est-ce que cette perception et ce sentiment qui sont corroborés dans les différents sondages, c'est pas lié à d'autres facteurs ? À d'autres chiffres ? Je m'explique parce qu'on les commente souvent ici : le sentiment aussi est lié à la surreprésentation d'étrangers en situation irrégulière dans les agressions du quotidien et les violences urbaines notamment."
Bref, ils sont très remontés sur CNews et un peu las comme Gilles-William Goldnadel, qui lâche à 20h : "La tristesse de notre situation, c'est que c'est notre réalité, mais en plus nous n'aurions même pas le droit de nous plaindre."
Oh bah quand même, on y est depuis 7h du matin…
Ce jour-là, CNews était la première chaîne d'information avec 3,6% de part de marché. BFMTV, qui a perdu sa place de leader l'année dernière, suivait derrière avec 2,6%.
BFMTV : une chaine où l'info s'arrête à 7h50
Sur BFMTV, ce mardi 28 janvier, l'ambiance était moins suffocante que sur CNews. Après quelques rappels sur la fameuse phrase de Bayrou, l'éditorialiste de gauche maison, Mathieu Croissandeau, assure que "si les mots et les chiffres ont un sens"
, on ne peut pas parler de submersion. Reprenant le pourcentage d'étrangers dans la population française, Croissandeau met les pieds dans le plat : "On peut considérer que c'est bien, que c'est normal, que c'est beaucoup, que c'est trop, mais à 8,2%, on ne parle pas de submersion, c'est un mensonge".
Difficile d'être plus clair. Sujet suivant. Sauf que ce sera la seule phrase de toute la journée, de la part d'un journaliste de la chaîne, pour déconstruire ce fantasme de la submersion. Deux autres éditorialistes reprendront ce chiffre de 8,2% (Laurent Neumann à 9h24 et Alain Duhamel à 17h50) mais sans explicitement invalider ce sentiment de submersion. Tout le reste de la journée, c'est une succession de déclarations d'élus RN, de "priorité au direct" pour écouter la réaction de Marine Le Pen, de débats sur le problème de l'immigration.
En fin de journée, le duo Marshall et Truchot se frotte les mains : "Ce n'est qu'un sentiment ? Les faits démontrent plutôt que l'immigration a progressé dans le pays"
, le journaliste de Valeurs Actuelles
, Tudgual Denis, jubile ("Évidemment que le mot submersion n'est pas abusif"
).
Même les fact-checkeurs de BFMTV sont à côté de la plaque. A 17h08, la séquence "Les éclaireurs"
est censée poser des chiffres sur le débat. Comme ceux évoqués par Croissandeau à 7h50 ? Raté ! Le journaliste préfère nous lister la nationalité des étrangers qui entrent sur le sol français…
Le format même de la chaîne d'info, mouliner sur la polémique du jour, et la volonté de BFMTV de rattraper son retard sur CNews, expliquent sans doute cette fuite en avant. Ce qui relève du fact-checking dans la presse est relégué au rang de simple point de vue sur une chaîne d'info. Trois minutes de factuel à 7h50 perdues au milieu d'une journée de débat en continu.
Un dispositif implacable avec l'effet que l'on connaît. A la fin de la journée, CNews conclut par son sondage du jour :
Le travail de ces chaînes d'info a décidément bien infusé.