Routier, un job de rêve pour M6 (moins pour les salariés)

Sherlock Com' - - Médias traditionnels - Plateau télé - 12 commentaires

De l'incapacité de la télé à évoquer les risques professionnels

À deux doigts de tout plaquer : cette semaine, on a failli devenir routier. Dimanche 16 novembre, M6 a tenté de nous convaincre de changer de voie professionnelle avec un sujet intitulé "Bonne paye et liberté : et si vous deveniez routiers ?". D'après l'émission "66 minutes", ce métier est tout simplement un job de rêve offrant "évasion", "autonomie, "liberté" et surtout un "salaire confortable". Un super bon plan bien connu des téléspectateurs : toutes les émissions de télé sur les routiers (mention spéciale aux "Reines de la route" sur 6TER) mettent en valeur ce "métier-passion". Et pourtant, malgré cette promo soutenue par les entreprises du secteur, la filière peine toujours à recruter. On se demande vraiment pourquoi.

Qui n'a jamais rêvé de porter des "vêtements chics" et d'avoir une "jolie voiture" ? Si c'est votre cas, suivez l'exemple de Simon. M6 s'est intéressée au quotidien de ce jeune homme de 28 ans, présenté comme un véritable modèle de réussite.

Si ce jeune homme est aussi bien habillé, c'est parce qu'il a opéré "un virage professionnel à 180 degrés". Grâce à "son changement de vie radical", "il a désormais les moyens de se faire plaisir", nous explique la voix off, admirative. 

Par exemple, lors de "week-end détente", il peut s'adonner à son passe-temps favori…

Enfin, ça deviendra sûrement son passe-temps favori, mais pour l'instant, c'est un peu frais. "C'est une activité que j'ai découverte il y a seulement une semaine grâce à un ami et ça m'a plu, donc j'ai décidé d'y retourner", dit-il à la caméra. Oui, c'est  son deuxième cours d'initiation mais ça tombe pile dans l'angle du reportage, ca aurait été trop bête de louper ça.

"Golf mais aussi vacances. Depuis qu'il a changé de métier, Simon a décidé de profiter", poursuit la voix off qui cherche à nous vendre du rêve.

Mais il fait quoi comme job pour être aussi riche ? Trader à Londres ? Pas vraiment :  "Toutes ces activités lui sont devenues accessibles grâce à une profession étonnante qui recrute à tour de bras et pour laquelle la rémunération peut très vite devenir attractive : il y a 6 ans, il a décidé de devenir chauffeur routier".

"C'est une profession à laquelle on ne pense pas forcément au moment de se reconvertir", reconnaît M6. Pourtant, passer ses journées derrière un volant semble de plus en plus séduisant." Séduisant comment ? Ceux qui franchissent le pas sont attirés par "une vie d'aventure" et "des salaires confortables". Oui, on confondrait presque la voix off de M6 avec un conseiller France Travail qui veut à tout prix nous imposer le job. 

Pour rendre le métier sexy, la voix off est prête à tout. Un plan de Simon nettoyant son pare-brise par exemple ?

 La voix off y voit le signe que "Simon a trouvé exactement ce qu'il cherchait depuis toujours dans son métier : la liberté." 

Un plan de Simon qui va chercher sa remorque, comme chaque matin ?

La voix off y voit la preuve que "chaque mission est un peu une aventure". Sans blague. 

Autre exemple ? Quand notre chauffeur-golfeur doit faire un trajet de 600 km pour livrer sa cargaison, c'est plus qu'un simple trajet pour M6 :"600 km pourraient paraître long et ennuyeux pour beaucoup de conducteurs, mais derrière son volant, Simon lui, a presque l'impression de faire du tourisme". Bah oui, c'est un touriste qui visite l'A9, l'A61. Et surtout l'A62 et ses péages de style gothique.

Bref, elle se paierait pas un peu notre tête, la voix off ? Si, et ça va durer tout le reportage. Par exemple, devinez quoi : Simon a un salaire très attractif. "Pour voir du pays, il est payé environ 3 500 euros net, primes comprises." Pas mal, dis donc. Mais avec un tel salaire, il doit travailler dur. Eh bien même pas : "Dans ce métier, pas question de faire du zèle. Le camion est équipé d'un boîtier qui lui rappelle qu'il ne doit pas trop travailler". Oui, chez M6, les pauses toutes les 4h30, ça ne relève pas de la sécurité routière, c'est plutôt la promesse de ne "pas trop travailler".

Vient la pause de midi. On sait ce que c'est la pause midi sur une aire d'autoroute. Le sandwich triangle à 8 euros, dégusté dans le bruit. Mais pour Simon, qui a manifestement bien assimilé l'angle du reportage, une aire de pique-nique, c'est bucolique : "Alors oui, il y a l'autoroute derrière moi, oui il y a des camions autour de moi, déclare Simon, mais moi ce que je vois, c'est un ciel bleu et des arbres, le reste, on n'y fait pas attention".

Après avoir encore roulé tout l'après-midi, au milieu des paysages de l'A9 et l'A61, Simon peut enfin souffler sur une aire d'autoroute pour faire son sport. Il est comme ça Simon. Vu que son boîtier lui a rappelé "de ne pas trop travailler", il n'est jamais fatigué et a besoin de se dépenser en fin de journée. Du coup, il fait des pompes, soulève des haltères sur le parking jusqu'à la tombée de la nuit.

"Cette nouvelle vie de camionneur, ça lui rappelle le camping", ose même la voix off. Direction les sanitaires donc, une fois les exercices terminés. Et attention, avantage salarial non négligeable : "Pour les chauffeurs, la douche est gratuite", précise encore M6.

Après la douche, le repas. Et vous n'allez pas le croire : "Manger et dormir dans son camion toute la semaine donne droit à une belle prime". Oui, les avantages ne s'arrêtent jamais. Figurez-vous qu'il "est défrayé chaque jour de 67 euros net pour le petit déjeuner, le dîner et la nuit passée en dehors de son domicile." Du coup, plutôt que de se payer un vrai repas, il se fait un sandwich. Du jambon blanc, du pain de mie, et on referme.

Résultat : "1500 euros net de prime qui s'ajoutent à 2000 euros de salaire". Oui, quand la voix off explique au début du reportage qu'il gagne 3500 euros, en fait, le vrai chiffre, c'est 2000 euros. Les 1500 euros de primes (qui ne comptent pas pour sa retraite par exemple) sont des défraiements qui lui complètent son salaire à condition de dormir dans le camion en s'alimentant de pain de mie et de jambon. Mais bon, il a "une situation professionnelle confortable"

Les conditions de travail sont d'ailleurs exceptionnelles, explique M6 : "Certaines entreprises de transport ont décidé de dérouler le tapis rouge" face à la crise du secteur. "D'ici 10 ans, il pourrait manquer 60 000 conducteurs routiers." Du coup, "c'est l'occasion parfaite de changer de vie, de quitter un emploi devenu ennuyeux, répétitif et parfois mal payé"Car routier, vous l'aurez compris, c'est tout l'inverse, pas ennuyeux, pas répétitif et très bien payé. 

Un secteur qui cherche à recruter

Le reportage de M6 s'inscrit dans le cadre d’une grande opération portes ouvertes des acteurs du secteur. La chaîne n’a pas seulement filmé le quotidien de Simon, elle a aussi couvert le "trophée des routiers", un concours organisé par ces mêmes professionnels.

M6 a également posé ses caméras dans un centre de formation pour chauffeur poids-lourd (l'occasion de croiser Aurélie, 43 ans, qui a "réellement trouvé le métier-passion").

Ce même centre de formation avait d'ailleurs déjà ouvert ses portes au 20h de TF1, un mois plus tôt…

Dans cette course au recrutement, les acteurs de la filière transport mobilisent donc la presse. Mais pas seulement : ils multiplient aussi les campagnes de communication. Ainsi, en octobre-novembre, OPCO Mobilités, un opérateur en charge de la formation professionnelle, a lancé une campagne pour encourager les jeunes à devenir chauffeurs poids lourds. Et quoi de mieux que des influenceurs pour capter leur attention. OPCO a ainsi financé une vidéo sponsorisée auprès des youtubeurs McFly et Carlito, lesquels ont passé une journée avec un chauffeur-routier qui adore son métier (coup de bol).

Autre support de communication : les émissions de téléréalité. Sur 6TER, ce sont les "Reines de la route", un programme conçu en partenariat avec "R.A.S Intérim", une entreprise spécialisée dans le travail temporaire principalement dans le secteur du transport et la logistique. 

Le concept ? On suit les aventures de Johanne, Rasha, Frédérique ou encore Sandrine. Des femmes qui ont toutes une personnalité à part : Il y a "la rayonnante", "l'irrésistible", "la patronne", "l'authentique", "l'aventurière".

Dans la saison 5 qui comprend 10 épisodes d'une heure, on partage leur quotidien. Concrètement, cela veut dire que pendant plusieurs épisodes, on suit par exemple le parcours de Lexie qui doit effectuer un trajet de 1306 kilomètres en deux jours pour livrer des fleurs à Palma de Majorque. Péage, aire d'autoroute, dépassement de nuit : l'histoire est dingo.

Point commun de tous ces programmes : le métier de chauffeur routier est systématiquement valorisé et les difficultés du métier sont la plupart du temps gommées. Par exemple, dans le portrait de Simon, M6 admet un seul inconvénient : cette vie itinérante n'est "pas vraiment l'idéal pour fonder une famille". Mais bon, "c'est le revers de la médaille de cette liberté que cherche Simon". Dans les "Reines de la route", certaines conductrices peuvent ressentir de la fatigue pendant une conduite de nuit, mais c'est avant tout la passion du métier et la liberté que confère ce job qui sont mises en avant.

Dans ces conditions, comment expliquer la crise du recrutement ? M6 ne l'explique que par des "départs à la retraite que les entreprises de transport peinent à remplacer". Sans réaliser une enquête journalistique de grande envergure, on peut aussi ajouter que le salaire horaire, ramené au temps de travail réel (un chauffeur poids lourd travaille en moyenne 45h par semaine), est loin d'être "confortable" pour reprendre l'expression de 66 minutes. On peut aussi rappeler que pour d'autres profils que Simon, le sentiment de liberté de ce job ne suffit pas à compenser une vie éloignée de sa famille plusieurs jours par semaine. Dernier élément qui n'aide pas : il s'agit d'un métier à risque. D'après une étude de l'Institut national de recherche et de sécurité (INRS), relayée par Le Monde début 2025, "les conducteurs de camions sont les premières victimes des malaises mortels au travail". En cas d'infarctus par exemple, leur isolement leur est fatal. Et l'INRS rappelle que les conditions de travail (stress, horaires décalés, sédentarité) peuvent favoriser l'apparition de ces maladies coronariennes. 

Mais alors pourquoi la télé se montre-t-elle incapable d'évoquer ces risques professionnels ? Tout simplement parce que la fameuse "valeur travail" y est toujours glorifiée. La réussite individuelle, la performance, la productivité, le défi, l'effort, la persévérance sont des valeurs absolues. La pénibilité, la souffrance et les accidents liés au métier sont rarement traités par les émissions grand public. Gommer ces réalités, c'est aussi ça, la magie de la télé. Ce ne sont pas les entreprises du secteur qui s'en plaindront.

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