Philippe Etchebest, cauchemar en cuisine (et à la télé)
Sherlock Com' - - Médias traditionnels - Plateau télé - 41 commentairesSalut les nazes ! Depuis 13 ans, le chef étoilé Philippe Etchebest squatte les fourneaux de M6. Il hurle, félicite, et re-hurle, afin de motiver les candidats d'un concours de cuisine ("Top Chef") ou relancer des cuisiniers en détresse ("Cauchemar en cuisine"). Un vrai personnage de télé, cet Etchebest, et un pro du recyclage : pour 5 inédits de "Cauchemar en cuisine", son émission phare, comptez 35 rediffusions en 2024 et des millions de téléspectateurs. La recette d'un tel succès ? Le chef l'a donnée dès la diffusion du premier numéro : chaque épisode est "une très belle aventure humaine" destinée à "améliorer le quotidien de gens en difficulté". Et si ces derniers temps, le chef a tenté de polir son image un peu rustre, le succès du personnage repose sur quelques invariants : une pincée d'humiliation et une bonne dose de hurlements. Mais c'est pour le bien des autres (et des audiences) évidemment.
Ouh là, on sent que ça va chauffer pour nous…
Que ce soit dans "Top Chef"
ou "Cauchemar en cuisine"
, le chef Philippe Etchebest a la même technique pour "encourager"
les participants à ses émissions sur M6 : il rôde la mine renfrognée en maugréant dans sa barbe, puis il hausse le ton avec quelques répliques cinglantes. Et généralement, ça file droit.
Une technique volcanique, éprouvée depuis 2011, et qui fait le bonheur des sites à clics. Quelques heures après la diffusion d'un numéro de "Cauchemar en cuisine"
par exemple, les séquences les plus trash se retrouvent sur web. Vous voulez voir un chef ayant "une énorme colère"
, "fou de rage"
, "scandalisé"
, qui "pète les plombs"
et "hurle sur Chantal"
?
Oui, Etchebest s'agace, crie, met la pression. Et encore, ça pourrait être pire. Dans l'émission du 26 septembre par exemple, après avoir hurlé sur la gérante, il se confie face caméra : "Je me retiens de toutes mes forces, mais c'est dur à supporter"
.
Un extrait rapidement mis en ligne sur TikTok.
"Une belle aventure humaine"... mais faut pas se "foutre de sa gueule"
Quand Etchebest s'est lancé en 2011 dans ce programme, inspiré d'une émission britannique incarnée par le chef Gordon Ramsay, il envisageait cela comme une "très belle aventure humaine"
ayant pour but "d'améliorer le quotidien de gens en difficulté"
. Une belle idée, sur le papier : un chef renommé se rend dans un restaurant en difficulté, il effectue un audit, conseille les propriétaires, revoit leur carte, passe un coup de pinceau pour rafraîchir les murs et parvient ainsi à faire venir une nouvelle clientèle.
Sauf qu'à l'antenne, depuis près de 13 ans, ce sont surtout les coups de gueule du chef qui attirent les téléspectateurs. Et pour s'assurer de sa réaction épidermique, la production use des mêmes ingrédients : les établissements sont souvent sales, le cuisinier est de préférence incompétent, souvent de mauvaise foi, et les tensions sont fortes entre les employés.
De quoi mettre Etchebest hors de lui. Comme à Besançon, dans le restaurant italien tenu par Tony. Un cuisinier de 59 ans qui cuisine peu et réchauffe beaucoup de plats industriels, qu'il ne goûte pas. Aie Aie Aie. "Vous vous foutez de ma gueule ou quoi ?",
lui lance Etchebest.
Quand le chef déboule dans la cuisine encrassée, c'est un festival : "Vous ne les faites pas vos pâtes, ne me racontez pas de conneries. (...) Il se fout de ma gueule ou quoi, sans déconner. (...) Arrêtez de me raconter des conneries"
. Des propos cash, commentés en voix off par le chef : "S'il gère son restaurant aussi bien que l'hygiène de sa cuisine, pas étonnant que ça se casse la gueule"
. Quelques minutes plus tard : "Ça te fait rire ? En fait, tu n'en as rien à branler. Ce que tu fais, c'est de la merde ! Ta cuisine, elle est dégueulasse, et ça te fait rire ?".
Après avoir hurlé, prodigué ses conseils et refait le restaurant, place à la pression pour tous les cuisiniers en détresse. Etchebest répète toujours la même chose : "Vous n'avez plus d'excuses", "Vous n'avez plus le droit à l'erreur", "faut pas se louper", "faut pas se planter", "aujourd'hui, c'est zéro faute", "si à midi, vous passez à côté, eh bien c'est mort".
Mais ça, c'était avant. Depuis quelques années, celui qui est également Meilleur Ouvrier de France (MOF) tente de gommer ce personnage agressif.
Du chef renfrogné à la découverte du monde
En 2020, M6 a consacré un documentaire à son cuisinier vedette, sobrement intitulé...
Appréciez l'hagiographie : c'est "un battant"
, "un tempérament", "une icône pour les jeunes cuisiniers"
, qui "donne l'envie d'aller plus haut, plus loin, plus vite"
. Il a "beaucoup de volonté"
, il est "solide, mais super fin", "investi"
et "touché par les gens"
. Un condensé de qualités humaines qu'il a développées très tôt. M6 évoque "un destin précoce"
, avec cette précision importante : "A 12 ans, il faisait la béarnaise"
. C'est dire.
En 2023, rebelotte. M6 lui propose une série-documentaire. Cette fois, Philippe Etchebest délaisse son tablier pour endosser le costume d'Indiana Jones (avec une cuillère).
Fini les cris, les insultes : Philippe découvre le Japon, les Iles Marquises, la Louisiane et leurs traditions culinaires. Mais c'est surtout lui, le sujet de cette série. On retrouve le Philippe qu'on connaît, un brin viril. Un véritable aventurier... qui sort la nuit pour la chasse à la grenouille afin de "retrouver ce plaisir de la traque"
.
Dans ce programme, certaines séquences servent de prétexte pour montrer sa force physique (on ne se refait pas). Au Japon par exemple, il découvre les secrets de fabrication de la sauce soja et les raffinements de la cuisine japonaise… en soulevant des sacs de graines de soja pesant 25 kilos.
Dans les Iles Marquises, quand il donne un coup de main au cuisinier pour la préparation d'un banquet, c'est torse nu, en déplaçant des cailloux (cuisson à la pierre) et en creusant des trous avec une pelle (cuisson à l'étouffée dans la terre).
Là-bas, il est vraiment dans son élément : "J'ai l'impression que tout est rapport de force ici. Il faut tout mériter, tout est lié à la nature, il faut aller chercher des animaux, aller les tuer pour pouvoir manger et pour pouvoir les cuisiner, faut creuser un trou, faut sortir les pierres, ramener du bois".
Mais grâce à cette série-documentaire, on découvre aussi un autre homme. Au bout du monde, il sait être à l'écoute, on le découvre hyper souriant. Bref, il peut être cool Philippe.
Un soir, en Louisiane, au détour d'une conversation sur l'importance d'un père dans la construction d'un enfant, Philippe est même très ému. Il craque en s'adressant à son interlocuteur : "J'ai senti beaucoup d'émotions quand tu parlais de ton papa (...) je ressens ça aussi moi.
[Mon père] travaillait tout le temps. Je ne l'ai jamais vu quand j'étais petit, tout le temps, il travaillait."
Oui, il est humain Philippe. Comme l'indique Journaldesfemmes.fr, c'est un "dur au cœur tendre"
, ayant une "âme de gagnant"
, habitué "à vivre l'intensité sous toutes ses formes"
.
Si vous aimez les forces de la nature, entières et authentiques, Etchebest est votre homme. Et cette nouvelle image marche plutôt bien auprès de l'opinion puisque fin 2023, il apparaissait à la 10e place dans le Top 50 des personnalités préférées du JDD
(devant Zidane et Sophie Marceau).
Des insultes... au coaching
Ce côté humain ressort dans certains épisodes de "Cauchemar en cuisine"
. A Cavalaire par exemple, face à la fatigue d'un couple de restaurateurs, Etchebest leur offre non seulement un nouveau four, une nouvelle carte, mais aussi un moment de détente: "Je suis très heureux que Patrick et Pascale aient réussi à ouvrir leur cœur. J'ai l'impression qu'ils se sont enfin retrouvés, les voilà repartis sur des bases saines, pour eux et le restaurant, alors franchement, ce serait dommage de ne pas prolonger ce beau moment"
, explique le chef en voix off. Des propos illustrés par le couple, mi-content de se retrouver, mi-tétanisé par ce coach tout de même imprévisible.
Sur la terrasse d'un bel hôtel, Etchebest annonce alors au couple de restaurateurs qu'ils peuvent prendre leur après-midi pour se reposer. Mieux : "J'ai prévu aussi de vous faire passer la nuit dans cet établissement. Vous allez manger, vous allez… voilà"
, explique le coach.
Le chef peut aussi vous aider à surmonter un deuil. C'est le cas de Danielle, dont l'histoire a été rediffusée le 26 septembre. Âgée de 62 ans, elle gère un restaurant avec son fils, Steven. Pas vraiment la joie : ce restaurant lui a été légué par son frère, décédé il y a quinze ans, et c'est encore aujourd'hui un fardeau pour Danielle ("Du jour au lendemain, je me suis retrouvée à la tête de ce restaurant, sans lui. Ça a été très dur"
). C'est d'autant plus dur pour Danielle qu'elle n'a jamais fait son deuil. Elle pleure beaucoup pendant l'épisode.
Mais heureusement, Etchebest, fin psychologue, est là pour la conseiller : "La seule chose que je peux faire, c'est la mettre en contact avec une médium, ça peut paraître bizarre, mais qu'on n'y croit ou pas, au minimum, ça peut créer un choc psychologique qui va lui permettre d'avancer, comme un effet placebo"
. Bah oui dis-donc, la solution du médium, quelle bonne idée pour régler un deuil !
Les séquences qui suivent sont délirantes : la médium (qu'on a déjà croisée dans une chronique sur les "bons médiums de M6") entre en contact avec son frère décédé. Pour lui dire quoi ? Qu'elle devrait changer la déco, ne pas culpabiliser, et aller de l'avant.
Délirant, mais faut le comprendre Philippe, ça partait d'un bon sentiment.
Derrière la façade plus souriante, un comportement toujours aussi toxique
Quand on regarde les derniers numéros de "Cauchemar en cuisine"
, on retrouve ce nouvel Etchebest. Finis les cuisiniers incompétents, les cuisines sales : désormais, le chef se rend dans des établissements en difficulté, mais qui sont plutôt corrects.
Par exemple, dans l'épisode diffusé le 3 octobre, M6 s'est rendue chez Emmanuelle (la gérante) et Kelly (la cuisinière-serveuse). Deux professionnelles compétentes, mais en détresse. "Quatre ans sans me prendre de salaire, c'est compliqué
, explique la gérante. Psychologiquement, ce n'est pas toujours évident, je me sens mal par moment, forcément. C'est pas facile à vivre."
Même angoisse chez Kelly, la cuisinière-serveuse, mère de quatre enfants : "Ça me stresse beaucoup que le restaurant ne tourne pas parfois, parce que je me dis, bon, peut-être qu'au bout d'un moment, elle n'y arrivera plus et elle me dira :
« Bah écoute, je vais fermer, je vais arrêter ». Donc c'est l'angoisse permanente, j'y pense souvent. Y'a pas de stabilité. Moi, la stabilité, j'en ai besoin pour mes fils."
Dans les premières minutes de l'émission, le chef est de très bonne humeur et aime beaucoup les plats : "Alors là, je suis face à un mystère, la sauce est bien réalisée, la viande bien cuite, les frites maison, c'est super bon. (...) Alors je me pose des questions. La salle est vide, pourquoi ?"
.
Seulement voilà, ce chef-bisounours va vite laisser place au Etchebest que l'on connaît, car la mécanique de l'émission est implacable. "Ce soir, on va remplir le restaurant, on va voir comment vous vous débrouillez toutes les deux, dans des conditions un petit peu extrêmes"
, annonce le chef. Il va leur laisser 1h pour se préparer à recevoir 40 personnes (des clients factices, invités par la production).
Une heure pour un repas de 40 personnes ? C'est bien évidemment impossible. La suite est un vrai "cauchemar", comme l'exige le titre de l'émission. Un cauchemar orchestré par Philippe Etchebest. Car le but est bien de les mettre dans une situation stressante pour montrer qu'elles sont débordées, qu'elles n'y arrivent pas. Au cours du service, Etchebest va passer son temps à harceler le maillon faible (la gérante trop stressée et débordée).
"En terme d'orga et de communication, pour l'instant, c'est zéro", "Niveau organisation, c'est vraiment n'importe quoi, je ne vois pas comment elles vont s'en sortir", "Franchement, ce service est une catastrophe"
, commente le chef.
Au bout d'une heure, Etchebest craque et se défoule sur la gérante : "Emmanuelle, depuis le début du service, tu souffles, tu te plains, ça ne donne pas envie. Bon sang, t'es négative depuis le départ. Qu'est-ce que tu veux que je te dise moi (...) Et t'es là, t'es à deux à l'heure".
Le lendemain, alors que la gérante est éprouvée par la veille et n'a pas confiance en elle, Etchebest continue à lui mettre la tête sous l'eau : "T'arrives pas à t'affirmer, t'es tout le temps en dessous quand tu parles, tu n'as pas confiance en toi, ça se sent que tu n'as pas confiance en toi."
Dans le même temps, il lui remet la note décernée par les clients de la veille. Elle doit la montrer à la caméra.
Impressionnée par la personnalité d'Etchebest, Emmanuelle finit par aller dans son sens, elle reconnaît que lui crier dessus a eu du bon : "Là, aujourd'hui, je me rends compte que le chef avait raison. J'étais en train de me renfermer sur moi-même et il fallait quelqu'un qui m'ouvre les yeux certainement."
La scène se conclut par une dernière humiliation : afin de l'aider à s'affirmer (sic), il lui demande de parler bien fort en hurlant "oui chef !"
. Une bonne manière d'affirmer son autorité. Emmanuelle, qui rappelons-le, n'a pas l'âge de huit ans, s'exécute. Regardez la réaction toute en sobriété du chef :
Oui, malgré tous les efforts de Philippe Etchebest pour adoucir son image, c'est plus fort que lui, il malmène les cuisiniers. Sa méthode? L'humiliation, en guise d'électrochoc, sur des personnes déjà en situation de fragilité. Avec pour conséquence de normaliser un cadre de travail toxique, mettant en avant quelqu'un d'autoritaire et de violent (il hurle), d'hyper exigeant, fixant des objectifs inatteignables (40 couverts à deux avec peu de temps de préparation).
Et pour quels résultats ? Selon un décompte de Marianne
, qui date de janvier 2023, "sur les 69 restaurants visités par Etchebest depuis 2011, 33 sont encore ouverts et au moins cinq d'entre eux ont changé de propriétaires"
. Un bilan pour le moins discutable. Si Philippe Etchebest était chroniqueur télé, il dirait sans doute : "Bah alors M6, tu te foutrais pas un peu de ma gueule ?"