Pauvres et étrangers : "le vrai coût de la justice" selon M6

Sherlock Com' - - Médias traditionnels - Plateau télé - 46 commentaires

Scandale : les gardés à vue ne payent pas leur garde à vue

Sur M6, le magazine "Capital" s'est penché sur "le vrai coût de la justice". Plutôt que d'insister sur la faiblesse bien connue du budget de ce ministère, le magazine présenté par Julien Courbet a préféré lister tous les "étonnants gaspillages", une manière de souligner en creux toutes les économies qu'on pourrait faire. Et devinez qui est visé ? Les étrangers, les malades, les pauvres (et aussi les cadavres qui restent un peu trop longtemps dans les frigos). Un reportage de 38 minutes complètement lunaire.

"La sécurité des citoyens fait partie des thèmes de campagne de cette élection. Il nous semblait donc important de contribuer au débat en apportant des éléments très factuels, comme savent le faire les équipes de Capital."

Interrogé sur Europe 1, quarante-huit heures avant la diffusion de Capital sur M6, le rédacteur en chef de l'émission, Christophe Brulé, justifiait ainsi le thème de ce nouveau numéro qui s'est notamment intéressé au budget de la justice. Un sujet de campagne qui n'est pas un petit sujet, comme il l'a souligné : "Policiers et magistrats se plaignent du manque de moyens, ils manifestent carrément dans la rue".

Pour le personnel de la justice, c'était le 15 décembre dernier, au cours d'une grève inédite : magistrats, avocats et greffiers s'étaient rassemblés un peu partout en France pour protester contre leur manque de moyens. Une manifestation organisée trois semaines après la publication d'une tribune dans Le Monde signée par plus de 5 000 magistrats (soit plus de la moitié des 9000 magistrats que compte la France). Dans cette tribune, destinée "à sonner l'alarme" après le suicide d'une magistrate de 29 ans, les signataires avaient listé tous les maux de la justice : politique du chiffre, surcharge de travail, chronométrage (quinze minutes pour un divorce, sept minutes pour un cas de surendettement), manque de personnel, délais de traitement des dossiers qui s'allongent. Avec toutes les conséquences que cela implique sur le personnel judiciaire et les justiciables.  

Pas un petit sujet donc. Alors quand M6 décide d'enquêter sur le budget de la justice dans son émission diffusée dimanche 30 janvier, on imagine qu'il y a de quoi faire pour essayer de documenter ces problèmes de fond. Mais Capital va s'illustrer avec un angle inattendu, expliqué ainsi par le rédacteur en chef : "Notre justice est parmi les plus lentes d'Europe. On réclame plus d'argent. Et justement, ce gouvernement en a rajouté. Mais comment cet argent est-il utilisé ? C'est ce que nous avons voulu montrer concrètement dans ce reportage, pour que chacun puisse se positionner par rapport à des réalités de terrain."

Montrer "concrètement" des "réalités de terrain" pour comprendre comment cet argent, "que le gouvernement a rajouté", est utilisé ? Vous n'allez pas être déçus…

Générique.

"Nous avons mis au jour d'incroyables gaspillages"

"Si on vous demande si la justice fonctionne bien en France, à votre avis, quelle est la réponse ? Eh bien, vous êtes 93 % à la trouver trop lente, 68 % à la trouver trop laxiste, alors pourquoi les enquêtes durent-elles si longtemps et coûtent-elles si cher ? Chaque étape, c'est vrai, peut engendrer des frais insoupçonnés et nous avons mis au jour d'incroyables gaspillages." 

Dès le lancement de Julien Courbet, le ton est donné. Et on comprend assez vite que cet incroyable gaspillage est vraisemblablement lié aux magistrats, toujours prêts à casser la tirelire.

Si Julien Courbet donne tout de suite le ton, la star de la soirée, ce n'est pas lui mais la voix off, qu'on pourrait appeler Marinette, tellement son discours va pencher un peu trop à droite tout au long du reportage. 

Pour bien comprendre quel est le problème de la justice, Marinette et son équipe ont donc suivi les policiers et les magistrats de Toulouse.

Et il ne leur a pas fallu bien longtemps pour trouver des pistes d'économies. On n'y pense pas toujours, mais "avant que les délinquants n'arrivent dans le box, l'État a déjà dépensé une petite fortune pour faire éclater la vérité". Du genre, "des frais insoupçonnés qui commencent dès l'arrivée au commissariat." Eh oui, car l'arrivée des suspects "va déclencher une cascade de dépenses pour lesquelles ces mis en cause ne vont rien payer car en garde à vue, tout est pris en charge par la justice." C'est le premier problème : 

Dans la série "petite fortune" et "frais insoupçonnés", il y a notamment la prise en charge de ce jeune homme flouté, "pris la main dans le sac en train de vendre du cannabis quelques minutes plus tôt"

"Comme l'homme ne parle pas bien le français, les policiers doivent lui trouver un interprète. C'est la loi"Et vous savez combien l'État le paye, cet interprète ? 30 euros par heure, c'est marqué sur l'étiquette :

Un peu cher car il n'est pas tout seul : "7000 interprètes en toutes les langues interviennent partout en France. Rien qu'en 2020, ils ont coûté 55 millions d'euros d'argent public."

Garde à vue gratuite, traducteur payant, Marinette n'est pas au bout de ses surprises. Car figurez-vous qu'au sous-sol du commissariat, "dans les geôles, la justice se doit aussi de veiller à la bonne santé des gardés à vue. Un droit qui va coûter encore pas mal d'argent."

Eh oui, c'est pénible pour les finances publiques, mais on ne peut pas (encore) laisser souffrir des suspects en cellule : "En garde à vue, chacun a le droit de voir un médecin pour s'assurer qu'il est capable de supporter la privation de liberté." Pour que vous puissiez bien mesurer l'ampleur du problème, M6 a filmé cet homme dans cette cellule qui "se plaint du dos".

Le médecin va l'examiner. Mais là encore, ça ne va pas plaire à Marinette : "Un rapide coup d'œil, quelques palpations, l'examen dure moins d'une minute. L'homme est apte à être entendu. Pour cette prestation, la généraliste est payée 57,70 euros par l'État." C'est marqué sur l'étiquette :

"Rien que l'année dernière, l'État a versé 150 000 euros à cette médecin", constate la voix off.

Résultat ? "Mises bout à bout, ces consultations médicales pèsent 12 millions d'euros sur le budget de la justice".

Mais il y a pire que les étrangers pour les finances publiques : ce sont les pauvres. Dit autrement par Marinette : "Les dépenses d'argent public sont loin d'être terminées. Mais cette fois, elles vont se chiffrer en centaines de millions d'euros."  Tout ça, c'est à cause des gens comme ce "jeune homme qui n'a pas les moyens de se payer un avocat".  Du coup, "Julie, la policière, va en trouver un qui ne va rien coûter au dealer présumé. C'est ce qu'on appelle l'aide juridictionnelle."

Eh oui, non seulement le pauvre ne paye pas sa garde à vue, il consulte un médecin gratos, mais en plus, il a le droit à un avocat commis d'office. "Et c'est le ministère de la justice qui va régler ses honoraires." Diantre !

Le vrai problème, c'est que cette avocate commise d'office n'est pas toute seule, comme le rappelle la voix off de M6 : "8500 avocats défendent les justiciables les plus modestes pendant toute la procédure. Et cela pèse lourd dans les finances publiques : plus d'un demi-milliard d'euros l'année dernière." 

Conclusion : "Interprètes, médecins, avocats, ces coûts, la justice ne peut pas y échapper. C'est la loi." Et ça, c'est moche pour les finances publiques, car "ça pèse lourd" cette "cascade de dépenses". Si Marinette avait pu faire payer la garde à vue, annuler l'interprète, le médecin et l'avocat, on n'en serait pas là hein. Et encore, en termes de dépenses, vous n'avez pas tout vu.

Le prix de l'autopsie ? "Ça n'a pas refroidi le procureur"

Direction la salle des procureurs qui sont de permanence téléphonique...

Tels des téléopérateurs, ils réceptionnent les appels des forces de l'ordre pour décider ou non de l'ouverture d'une enquête. Et si 60 % des affaires sont classées sans suite, Marinette a repéré un nouveau gaspillage : l'excès de zèle de certains des procureurs pour qui "rechercher la vérité dans les affaires n'a pas de prix." Mais un coût pour les finances publiques, comme vous l'avez compris.

Exemple ? "Ce vice-procureur vient d'être saisi du cas d'une femme retrouvée morte chez elle quelques minutes plus tôt. Pour la police sur place, le décès semble naturel. Mais pour le procureur, il y a un doute. Alors il va décider d'engager de coûteuses analyses médicales. Coût total de l'autopsie : 2000 euros. Un prix qui n'a pas refroidi le procureur."

Il aurait mieux fait de l'incinérer. Car voyez-vous, il y a aussi trop de morts qui traînent dans les frigos, d'après M6. C'est ce que nous démontre la journaliste en suivant à la morgue un procureur "qui est venu faire un grand tri".

On vous laisse savourer la suite..

- "Alors madame Brunet, combien a-t-on de corps actuellement dans les frigos ?"

- "Sur 47 places, il nous reste 8 casiers disponibles."

La voix off enchaîne : "Dans ces congélateurs, des corps en attente d'autopsie ou d'identification. Pour la conservation de chacun, l'hôpital de Toulouse facture 57 euros par jour au tribunal". Comme toujours, le prix est indiqué sur l'étiquette : 

"Si la plupart des dépouilles restent moins de dix jours, certaines sont là depuis près de deux mois", déplore Marinette qui a repéré une économie potentielle. Elle est là :

"Le corps dans ce sac noir a passé près de 50 jours dans le congélateur, et déjà coûté près de 3000 euros." Il suffirait de le balancer, de toute façon, on ne l'a pas identifié. Mais a priori, ça ne se fait pas.

Heureusement, en termes d'économies, il y a mieux : "À la morgue, il y a une énorme facture que le procureur est venu faire baisser, celle des scellés biologiques", explique la voix off. Les scellés biologiques ? "Ce sont les organes et le sang prélevés par les médecins légistes pour rechercher les causes de la mort des victimes." Jusque-là, tout est normal. Sauf que pour Marinette, ces scellés "coûtent très cher, car là aussi, les hôpitaux font payer les conservations aux tribunaux."

Une conservation qui coûte très cher ? "Le CHU de Toulouse, comme tous les hôpitaux de France, facture cette conservation 15 centimes par jour pour chaque scellé, soit une incroyable dépense quotidienne de 1500 euros pour le tribunal, détaille la voix off.  Pour le procureur, cette hémorragie d'argent public doit cesser (...) Partout en France, la conservation des scellés de toutes sortes coûte chaque année 33 millions d'euros à l'État."

Et il n'y a pas que les scellés biologiques ! Il y a aussi toutes les pièces à conviction qui prennent une place folle. Tant que l’affaire n’est pas classée, les pièces à conviction doivent être stockées au cas où, par exemple, on retrouve une trace ADN des années plus tard. 

Marinette et son équipe ont pu pénétrer dans les sous-sols du tribunal de Toulouse pour voir...

M6 était accompagné de Jean-Michel Scellé, procureur très soucieux d'expliquer en quoi ce travail est nécessaire. Il a par exemple conservé ce gilet pare-balle utilisé lors d’un braquage…

On trouve aussi les outils ayant servi à des cambriolages…

Ou des ordinateurs…

La justice ? Des coûts, mais aucun bénéfice pour la société

Tout le reportage est axé uniquement sur cette traque aux coûts, quitte à passer à côté du vrai sujet. Par exemple, lorsque M6 relève que le coût des tests ADN a explosé ces dernières années, notamment en raison du recours à des laboratoires privés qui facturent plein pot, à la différence des laboratoires publics qui sont débordés, la chaîne ne pousse pas l'enquête plus loin. 

Plutôt que d'aller dans un laboratoire public pour comprendre en quoi il y a une sous-dotation et un manque de moyens, Capital s'est rendu dans un laboratoire privé pour égrener les factures, ligne par ligne.

Alors forcément, en additionnant tout et n'importe quoi (l'interprète, l'ADN ou le médecin), on arrive à des sommes délirantes résumées par ce panneau : 

Finalement, le seul moment où l'angle choisi par M6 vise juste, c'est lorsque la chaîne évoque le fiasco de la plateforme d'écoutes téléphoniques, mentionné dans la presse dès 2018, et dont le coût est passé de 40 millions à plus de 370 millions d'euros. Mais après 25 minutes de chasse aux coûts absurdes, c'est trop tard, le téléspectateur ne retient que les gaspillages des frais de justice. De même, en toute fin d'émission, la conclusion de Julien Courbet, qui rappelle que le budget de la justice en France est très inférieur par rapport aux autres pays européens, est complètement inaudible. Et pour cause : le rappel de cette faiblesse des moyens dure exactement une minute et vingt secondes, après un reportage de 38 minutes. Sur un sujet consacré au budget de la justice, la performance est à saluer. 

Dans le monde idéal de M6 où la justice ne devrait pas peser lourd dans les finances publiques, on traque donc les coûts jusqu'à l'absurde. On en oublie alors l'une des premières fonctions du service public de la justice : garantir les droits de chacun. Même si on a besoin d'un interprète. Même si ça coûte de l'argent. Même si ce n'est pas rentable. 

Par chance, Capital n'a pas fait la même erreur avec l'autre reportage sur la police. Celui-ci n'était pas centré sur "les coûts", mais sur "les moyens". 

Comme l'a dit le rédacteur en chef de Capital, vous avez maintenant tous les éléments pour vous "positionner par rapport à des réalités de terrain".

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