"On n'est pas d'accord !" sur M6 : l'humiliation en guise de show télé

Sherlock Com' - - Plateau télé - 20 commentaires

Ils en ont de la chance "Antoine", "Frédéric", "Daniel", "Corentin" et "Sabrina". Julien Courbet a décidé de les aider. Dans "On n'est pas d'accord!", l'animateur de M6 joue le rôle de médiateur pour résoudre des conflits de voisinage, des problèmes de clôture, des litiges avec des professionnels peu scrupuleux. Du très classique, Courbet fait ça depuis trente ans. Sauf que cette fois-ci, il a trouvé un dispositif télé encore plus pervers que d'habitude : une "arène" avec du public qui commente les échanges et dézingue les candidats sans aucun filtre. Oui, il est comme ça Courbet : il veut bien aider des personnes en détresse, à condition qu'elles se plient à une mécanique un peu dégradante. Haut les coeurs !

La luminosité est belle ce mardi 22 avril à La Celle-sous-Montmirail. Ce village de l'Aisne, situé à 20km de Château-Thierry, est un petit coin paisible avec ses champs à perte de vue. C'est là qu'habitent "Antoine" et "Philippe". Il y a huit ans, ils se sont installés dans cette magnifique maison avec étang et terrain boisé.

Un "havre de paix", bien qu'ils soient en conflit avec leur voisin. Oh, rien de très grave, mais voyez-vous, "Oumar" ne taille jamais sa haie de thuyas. Du coup, les branches dépassent et il y a un peu plus d'ombre l'été sur cette partie du jardin.

Pas de quoi en faire toute une histoire. Et pourtant, qui va débarquer dans le jardin d'"Antoine" et "Philippe" ? Les caméras de M6!

Oui, quelques branches de thuyas qui dépassent dans un jardin perdu dans l'Aisne et hop, M6 envoie "Athina, l'enquêtrice" de la nouvelle émission de Julien Courbet. Elle est dépêchée sur place pour recueillir les premières informations. 

Bon, en soi, les problèmes de haie d'"Antoine" et "Philippe", ce n'est pas censé faire une première partie de soirée sur M6.

Non vraiment, ça ne fait pas un prime-time. Mais ça, c'est sans compter sur le savoir-faire des équipes de Julien Courbet pour faire monter la mayonnaise. "Oumar" ne coupe pas sa haie ? "Antoine" et "Philippe" ne veulent pas couper eux-mêmes les branches qui dépassent ? Qui a tort ? Qui a raison ? C'est parti, envoyez le générique...

Tout ça pour une histoire de thuyas ? 

Un "dispositif inédit", "proche de la dramaturgie d'une série américaine"

Régler des problèmes entre particuliers ou avec des artisans indélicats, c'est le fonds de commerce de Julien Courbet depuis trente ans. Mais cette fois-ci, il s'agit d'un "dispositif inédit", annonce la chaîne. "Pour mettre un terme à ces conflits qui leur pourrissent la vie, ils ont décidé de participer à une expérience exceptionnelle en mettant leur destin entre les mains de Julien Courbet", indique sobrement la voix off en début d'émission.

Concrètement, les participants doivent se rendre sur un lieu de tournage situé dans un bâtiment de la Cité universitaire de Paris. Un choix qui détonne pour ce type de programme : "On tenait à ce qu'il y ait une certaine solennité afin que les intervenants n'aient pas l'impression d'être sur un plateau télé", a expliqué Courbet. 

À l'intérieur, c'est une véritable "arène", dixit la voix off : un arc de cercle, du public autour et Courbet en arbitre.

C'est dans ce cadre que les protagonistes doivent tenter de régler leurs conflits...

Pour Courbet, cette confrontation est un véritable "défi d'animation" : "C'est palpitant car quoi qu'il arrive, à la fin, une solution est trouvée. C'est une véritable obligation de résultat qui me pousse à donner le meilleur de moi-même". Et quand Courbet donne le meilleur de lui-même, faut s'attendre au pire :  il va y avoir "de la tension, de l'angoisse (...) On passe par toutes les émotions. C'est ce qui rend ce programme si moderne, proche de la dramaturgie d'une série américaine". Une série américaine avec des thuyas ? Oui, il suffit  juste d'enrober toutes les histoires. Avec des titres qui claquent et qui survendent légèrement les affaires. 

Exemple ? La réservation de la salle de mariage de Corentin et Sylvain a été annulée trois mois avant les festivités.

Titre de M6 : 

De son côté, Frédéric aimerait passer sur le chemin communal qui est juste à côté de sa grange, mais son voisin Daniel refuse.

Pas de doute, pour M6, c'est...

"Ca va être chaud bouillant"

Dans cette "arène", outre Courbet et les participants, il y a un autre acteur qui joue un rôle important : le public. Tous ceux qui assistent à l'émission commentent sans aucun filtre. Chaque intervention est sous-titrée pour que les téléspectateurs n'en perdent pas une miette.

Il y a d'abord les commentaires censés faire monter la sauce : "La tension est palpable", "C'est tendu", "Houla, elles vont se sauter dessus", "Ça va être chaud bouillant", "Ça va être le massacre".

Il y a ensuite les sentences des spectateurs (qui ont toujours des avis tranchés) : "Ils abusent quand même", "Il demande 5000 euros ? C'est un ouf !", "Elles n'ont pas agi ? Elles attendent quoi ?", "Tu appelles les gendarmes du coin, le papy, ça va le calmer." 

Il y a aussi les commentaires centrés sur la personnalité des participants à l'émission : "Eux, j'ai l'impression que ce sont deux égoïstes""Il a l'air virulent", "Il est complètement cinglé", "Plus t'es vieux, plus t'es borné."

Des propos tenus à moins d'un mètre des participants qui se trouvent dans "l'arène" et qui entendent vraisemblablement ce public sans filtre. A l'image, c'est très violent, et ce d'autant plus que ce fameux public, sans doute bien briefé par la production, est très expressif. Une parole de travers, un bon mot de l'un des deux, et hop, tout le monde rigole…

Les participants eux-mêmes sont sans concession. Les mots sont tranchants : "Elle est méchante, elle sent la haine", "Elles nous ont trahis, arnaqués", "On a la rage", "C'est malsain", "C'est malveillant", "Ce sont de vrais coups de poignards".

La violence est partout, même dans les micro-trottoirs. Exemple ? Une habitante d'un village se plaint de nuisances sonores, en raison des cloches que portent les vaches qui vivent dans le champ voisin. Pour se faire une idée de l'affaire, la production a interrogé des habitants du village, lesquels n'ont pas de mots assez durs à l'égard de la plaignante : "Dans le village, on l'appelle la Castafiore""Si ça lui convient pas, elle vend sa maison et elle va habiter ailleurs", "Ces connards de citadins commencent à nous faire hummm".

Bref, c'est un carnage. Une vraie "arène". Et c'est d'autant plus difficile à regarder que la plupart du temps, ce sont des personnes en souffrance qui participent à l'émission. Ce que Courbet résume avec délectation en évoquant des histoires renfermant "de la passion" et "beaucoup d'émotion". Les participants pleurent parfois. Des larmes aussitôt commentées par le public…

Le jugement est permanent. Et ce n'est pas l'attitude de Courbet qui sauve le programme, bien au contraire. il est systématiquement en surplomb et infantilise les uns et les autres quand l'affaire n'avance pas. Illustration avec une histoire de chiens baptisée "L'amour sous contrat".

Humiliation et conciliation

Aurore et Sabrina, deux éleveuses, se disputent la garde de deux chiens. Aurore, 34 ans, a confié ses chiens à Sabrina, laquelle refuse de les rendre. "Les chiens, c'est toute ma vie aujourd'hui. Je n'ai pas de mari, je n'ai pas d'enfants et les animaux aujourd'hui, ce sont mes bébés", déclare Aurore face caméra. 

De son côté, Sabrina assure qu'elle n'était pas censée les rendre à Aurore comme le stipulerait le contrat qu'elles ont signé. D'ailleurs, les deux chiens sont très heureux chez elle comme le montrent les images tournées par l'enquêtrice de M6...

Juste avant leur entrée dans "l'arène", la voix off explique que "la situation est explosive puisque cela fait plus d'un an que les deux femmes n'arrivent pas à communiquer et qu'elles entretiennent l'une pour l'autre une colère féroce. Les débats à venir vont être particulièrement houleux."

On vous passe les larmes, les accusations et ce sentiment permanent d'être voyeuriste. Mais pour bien comprendre la mécanique de l'émission et le rôle ambigu du juge Courbet, arrêtons-nous sur une séquence : à un moment de l'émission, l'une des participantes quitte le plateau. Courbet la rattrape en coulisse et sur un ton bien paternaliste, il lui passe un savon : "Moi je vous ai proposé tout ce qu'il fallait, je vous ai proposé de dire votre amour des animaux, je vous propose de venir en plateau lui parler les yeux dans les yeux, et elle ne vous interrompera pas mais après, je dois lui laisser vous répondre. (...) Est-ce que vous êtes d'accord pour qu'elle vous réponde Sabrina ?"

On vous avoue qu'à l'image, on a plutôt compris ceci...

"Julien Courbet aura-t-il convaincu Sabrina de se confronter de nouveau à Aurore ?, s'interroge la voix off. En attendant de le savoir, place à un nouveau conflit". Oui, dans "On n'est pas d'accord!", les histoires s'entrecoisent, la production ménage le suspense.

Un deal financier

Reste à savoir pourquoi ces personnes participent à ce type de programme, suivi par 1,4 million de téléspectateurs le 22 avril (M6 est la 4e chaîne nationale ce soir-là). Pour avoir un élément d'explications, il faut regarder jusqu'au bout. Dans le cas du litige entre Aurore et Sabrina, l'une finit par réclamer 7 000 euros pour laisser ses chiens. Impossible financièrement pour Sabrina. Alors Courbet sort son joker : "Si je vous aide financièrement, est-ce vous que vous êtes d'accord ?"  Les fans de Courbet sont aux anges. 

L'animateur insiste : "Je vais vous faire une proposition. Vous allez réfléchir toutes les deux, une minute, mais elle est valable une minute, d'accord ? Vous donnez 1000 euros, nous donnons 6000 euros. Ok?"

Dans quasiment la totalité des affaires, M6 prend en charge une partie des frais de la transaction finale. La haie à couper ? Le devis de 5 000 euros sera en partie réglé par M6. Le remplacement des cloches de vache par des GPS  ? La chaîne va le prendre à sa charge.  Le dédommagement des jeunes mariés ? C'est Courbet qui signe le chèque. Oui, c'est ça le deal implicite : accepter un dispositif humiliant, entendre les remarques désobligeantes du public, les invectives de l'adversaire, les piques de Julien Courbet, en échange d'une aide financière. Chapeau, les artistes !

Seul lot de consolation : ce programme ne ferait pas de mal à la planète car il est écolo (et pas uniquement parce que Courbet recycle les mêmes thématiques depuis trente ans). Selon un petit sigle vert qui apparaît en haut à gauche de l'écran, cette émission est labellisée "écoprod".

Ce label certifie "qu'une œuvre audiovisuelle a été produite de manière éco-responsable". Oui, ce programme est une belle incarnation de la "télé poubelle", mais attention, pas n'importe laquelle. Pour On n'est pas d'accord, ce sera le bac jaune.

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