On a retrouvé Dupont de Ligonnès (à la télé)
Sherlock Com' - - Médias traditionnels - Plateau télé - 41 commentairesOn imagine la joie des producteurs de "Quelle époque !" (France 2), "Enquêtes criminelles" (W9), et de tous les autres (TF1, RTL, Europe 1, BFMTV, C8) quand ils ont reçu la confirmation de l'éditeur HarperCollins des dates de promo de Christine Dupont de Ligonnès. Treize ans après les faits, cinq ans après la fausse arrestation, les télés ont replongé dans la folie médiatique à la suite de la publication d'un livre écrit par l'une des sœurs de Xavier Dupont de Ligonnès. Une sœur qui ne peut pas admettre que son frère est le principal suspect d'un quintuple assassinat. Dans "Xavier, mon frère, présumé innocent", elle affirme non seulement que son frère n'aurait pas tué sa femme et ses quatre enfants, mais qu'il serait vivant. Ils seraient même tous vivants. Léa Salamé, Cyril Hanouna et leurs amis n'en demandaient pas tant.
Ce mercredi 13 mars, on ne s'attendait pas à le voir. Mais il est là, face caméra, sur W9.
Ce soir-là, l'émission Enquête criminelle
a décidé de "bouleverser son sommaire avec la diffusion d'un docu-fiction librement inspiré de l'affaire Xavier Dupont de Ligonnès".
Un "docu-fiction librement inspiré"
, c'est la promesse d'un grand n'importe quoi, surtout quand le programme invite les téléspectateurs à entrer… "dans la tête du suspect"
.
Pour vivre cette expérience inattendue, les scénaristes ont imaginé un dispositif très particulier : le "Presque-Ligonnès" fait le récit de la tuerie face caméra.
Un récit ponctué par le témoignage de vrais témoins (ce ne sont pas des acteurs).
De vrais témoins qui commentent des scènes totalement inventées. Comme ce lundi 4 avril 2011, quand Xavier appelle sa sœur Christine.
Après avoir tué ses quatre enfants et sa femme (on vous épargne les captures d'écran), Presque-Ligonnès s'enfuit dans le sud de la France. Les enquêteurs perdent sa trace sur un parking d'un hôtel Formule 1 à Roquebrune-sur-Argens. Et depuis, plus rien. Est-il en fuite ? S'est-il suicidé ? On n'en sait rien, mais le docu-fiction du groupe M6 a quand même une piste, puisqu'il se termine dans un cimetière du sud de la France avec un acteur aux abois…
Oui, dans ce docu-fiction, Dupont de Ligonnès s'enterre lui-même. Mais la chaîne rappelle dans le panneau de fin que ce sont "des hypothèses librement imaginées"
(hypothèses, librement, imaginées, strike).
Une sœur en promo
Si W9 a décidé de "bouleverser"
ses programmes en diffusant ce chef-d'œuvre cinématographique sur l'affaire Xavier Dupont de Ligonnès, c'est "à l'occasion de la sortie d'un livre écrit par sa sœur Christine. Un livre qui remet en question la thèse officielle"
, explique la journaliste Nathalie Renoux.
Une soirée spéciale qui vire à la soirée promo, avec sur le plateau l'autrice et son avocat.
Dans cet ouvrage intitulé "Xavier, mon frère, présumé innocent"
(éd. HarperCollins), Christine Dupont de Ligonnès assure qu'il est vivant. S'appuyant sur un courrier envoyé par son frère avant de disparaître, elle pense qu'il fait partie des services de renseignements et qu'il a été exfiltré avec sa famille à l'étranger, aux États-Unis ou ailleurs. Connue des services de police dès les premiers jours d'enquête, cette hypothèse a rapidement été écartée par les enquêteurs. Mais treize ans après, la sœur y croit. Ou plutôt, s'y raccroche car elle ne peut pas croire à la culpabilité de son frère. Mais alors, les corps retrouvés dans le jardin de la maison et les expertises ADN qui les ont identifiés ? Ce serait une "mise en scène"
.
Ce récit déroutant, elle l'a livré sur W9 pendant près d'une heure, mais aussi sur RTL ou encore France 2.
Christine Dupont de Ligonnès a même eu le droit au 20h de TF1 (le 20 Heures
!) dans un sujet diffusé le dimanche 10 mars. Avec cette question en bandeau : "Peut-il être encore vivant?"
Pour tenter d'y répondre, la chaîne a même confié l'enquête à ses meilleurs infographistes qui ont cherché à vieillir le suspect numéro 1.
Comme si ça ne suffisait pas, Christine Dupont de Ligonnès a aussi accordé une interview à Paris Match
.
Une promo d'enfer, également assurée par son avocat auprès du Figaro
et sur Europe 1
.
Mais aussi sur C8, chez Cyril Hanouna…
Plus tôt dans la semaine, Hanouna avait déjà évoqué l'affaire en recevant un "ami d'enfance"
de Xavier Dupont de Ligonnès (le même que celui qu'on voit dans le docu-fiction).
Hanouna est littéralement obsédé par l'affaire. Mais attention, pas par la disparition de la famille, mais plutôt par les pratiques sexuelles du suspect ("Xavier Dupont de Ligonnès faisait-il des soirées libertines ?", "C'est quoi ces histoires de soirées libertines ?", "Il faisait des sextapes ?", "Comment Xavier Dupont de Ligonnès découvre que sa femme était avec son meilleur ami ?", "Il y avait des vidéos ?", "Apparemment, le couple aurait été accompagné de trois amis et serait rentré avec eux dans un club échangiste du côté de Limoges ?"
). Faut peut-être chercher le fugitif du côté de Limoges, du coup ?
On est rarement déçu par Hanouna. Mais la participation du service public à ce cirque médiatique est plus gênante. Car cette promo hors-norme a débuté par 40 minutes d'interview sur France 2, le samedi 9 mars.
L'infotainment, version service public
Quand Léa Salamé et Christophe Dechavanne entrent sur le plateau de Quelle époque !
, ils ont le sourire. Ils savent qu'ils s'apprêtent à enregistrer une "séquence télé" qui va tourner (ça n'a pas loupé : gros score d'audience ce soir-là).
Dès le lancement, Salamé peine à masquer son enthousiasme : "Où se cache Xavier Dupont de Ligonnès ? Interview exclusive ce soir dans
Quelle époque ! sur l'affaire criminelle la plus mystérieuse, la plus terrifiante, la plus fascinante de ces dernières années", "le plus grand fait divers de ces dernières années, peut-être du XXIe siècle", "l'affaire criminelle qui passionne notre pays depuis 13 ans."
Que la sœur et son mari ne puissent se résoudre à envisager que leur frère/beau-frère est coupable, c'est humain. Mais pourquoi les interroger pendant 40 minutes sur le service public ?
D'emblée, Salamé joue le jeu de l'éditeur en n'évoquant pas un témoignage ou une conviction fraternelle, mais carrément une "contre-enquête"
: "Tous les deux, vous avez enquêté et vous livrez votre vérité dans ce livre-là (...) C'est votre contre-enquête qui vous a pris des années. Vous avez regardé tous les documents de l'enquête judiciaire, les milliers, les dizaines de milliers de pages, on a même parlé de centaine de milliers de pages autour de cette affaire-là."
C'est précis : des années, des centaines de milliers de pages, c'est dire si c'est solide. Ils ont "tout regardé"
et leur thèse "va à l'encontre, de la thèse officielle, la thèse privilégiée par les enquêteurs".
Bref, ne zappez pas, vous n'allez pas vous ennuyer. Commissaire Salamé va retracer toute l'enquête, pas à pas.
Le soir du meurtre, le suspect a laissé un message sur le répondeur de sa sœur avec un ton un peu trop enjoué pour quelqu'un qui s'apprête à décimer toute sa famille. Pour vous faire une idée, France 2 a diffusé des extraits sonores, doublés d'une transcription écrite…
Quelques jours après ce message sur répondeur, Xavier Dupont de Ligonnès envoie une lettre à des proches pour annoncer son départ précipité aux Etats-Unis avec sa femme et ses enfants. Une lettre que Christine Dupont de Ligonnès va lire à voix haute à la demande de Salamé qui lui transmet le texte.
Une lettre dont le texte s'affiche également à l'écran avec une police de caractères qui ressemblerait presque à l'écriture du suspect (mais pas de bol, l'original était en fait un mail imprimé).
Alors, coupable ou pas coupable ? Histoire de vous aider, France 2 vous propose une infographie avec tous les protagonistes de cette affaire.
Des protagonistes dont on déroule tranquillement l'album photo familial pendant près de 40 minutes…
Du pur voyeurisme poussé sans complexe par Léa Salamé, déterminée à passer au zapping : "S'il était vivant et s'il vous regardait ce soir, vous auriez envie de lui dire quoi à votre frère ?", "Si un jour, il vous envoyait un signe, est-ce que vous appelleriez la police ou non ?", "Donc vous nous direz pas, là ce soir, si vous avez reçu un signe ces treize dernières années ?"
Le tout dans une relative bonne humeur…
Cela fait bien longtemps que cette affaire a dépassé le statut de simple fait divers. Les victimes ont quasiment disparu du récit, seul compte le personnage de Xavier Dupont de Ligonnès et les traces qu'il a laissées. Car c'est bien ce jeu de piste qui intéresse France 2.
Un vrai cirque. Mais pas celui qu'on anime avec un nez rouge, plutôt celui avec le lâcher de fauves dans l'arène. Car Léa Salamé et Christophe Dechavanne sont ravis d'avoir obtenu cette interview exclusive (France 2 est la première chaîne à la recevoir pour son livre). Ravis, mais en même temps, bien conscients qu'il ne fallait pas l'inviter, tant l'aveuglement de Christine Dupont de Ligonnès est flagrant. Mais voilà, ils l'ont invitée.
Alors, place aux jeux du cirque. Salamé : "Vous le croyez, vous croyez qu'il est parti avec sa famille aux Etats-Unis ou quelque part se cacher avec sa famille. C'est ce que vous croyez. Donc pardon de vous poser la question très clairement, les cinq corps qui sont retrouvés enterrés dans le jardin, pour vous, ce sont les corps de qui ?"
Malaise sur le plateau. La journaliste enchaîne : "Mais enfin, vous êtes en train de nous expliquer, c'est ce que vous démontrez dans ce livre-là, en tout cas, vous donnez votre version : c'est une autre famille qui est morte ? Ce sont d'autres enfants qui sont enterrés dans le jardin ?"
C'est une "mise en scène"
, tente de répondre la sœur. Salamé poursuit : "Qu'est-ce que vous pensez ? C'est grave, j'imagine que tous les gens qui regardent ça à la télévision ce soir, se disent «Mais qu'est-ce qu'elle dit cette femme», puisque les corps ont été identifiés, puisqu'il y a eu des analyses ADN qui disent que c'est Agnès et ses quatre enfants. Donc il y aurait quoi, il y aurait des gens qui ont menti dans la police ?"
Puis Dechavanne enchaîne : "Ce qui est grave en gros, c'est qu'il y a la thèse totalement complotiste qui soit mise en avant, pardon hein, qui serait que les États-Unis et les Français, et un certain nombre de Français à peu près dans tous les niveaux médicaux, police scientifique, enquêteurs, gendarmes, etc. Toutes ces centaines, voire milliers de personnes qui sont sur l'affaire Dupont de Ligonnès, travaillent pour rien depuis toutes ces années et tout le monde se fiche d'eux en disant… vous voyez ce que je veux dire. Ça vous parait plausible ?"
Christine Dupont de Ligonnès s'enferre : "Non, ça ne me paraît pas forcément plausible à 100%, mais je peux envisager que quelques personnes, pour les besoins de la cause, si vraiment il est dans les renseignements, pour les besoins de son exfiltration, coopèrent. Je ne l'exclus pas."
Salamé enchaîne, et enchaîne encore, comme si elle n'assumait plus le fait d'avoir accordé quarante minutes d'antenne à quelqu'un qui, manifestement, est dans le déni et dont l'éditeur, l'avocat et les programmateurs télé ont surtout flairé le gros potentiel à buzz.
Pour terminer cette séquence difficile à regarder, Salamé conclut par un propos écrit à l'avance, comme pour tenter de rattraper une mise en scène catastrophique pour une émission du service public : "Je pense que ce livre va susciter de l'intérêt. Je rappelle quand même, parce que c'est ainsi, que ce cas est dans le département des
cold cases, c'est-à-dire les affaires qui ne sont pas élucidées et que votre frère reste, aux yeux des enquêteurs et aux yeux de tous ceux qui sont intéressés à l'affaire, à part vous, le suspect numéro 1 et qu'il y a eu assassinat avec préméditation d'une mère de famille et de ses quatre enfants. Je tiens à le redire et si c'est vous qui avez raison, on le dira bien entendu."
Trop tard, Léa Salamé, il ne fallait pas l'inviter. Trop tard. Et le cirque médiatique n'est pas près de s'arrêter. Une soirée spéciale sur BFMTV est prévue ce lundi 18 mars.