Ni oui, ni non, ni Bolloré: le grand jeu des "40 ans de Canal+"
Sherlock Com' - - Plateau télé - 34 commentairesOn ferme les yeux, on se bouche le nez, on fait semblant de ne rien entendre, et tout devrait bien se passer. Pour fêter les "40 ans de Canal+", le petit monde de la télé a multiplié les festivités. La chaîne a organisé une cérémonie et programmé plusieurs émissions spéciales, une contre-soirée a été diffusée sur TMC, et Michel Denisot a fait la tournée des plateaux pour la promo d'un livre regroupant les témoignages de tous ceux qui ont débuté à Canal. Plus de 6 heures de programmes, et un grand absent, celui qui a tout changé il y a 10 ans et dont on ne doit pas prononcer le nom…
Faire comme si rien n'avait changé. Comme si la réputation d'impertinence et de liberté de ton (cet impalpable "Esprit Canal"
) était restée intacte. Comme si le groupe n'avait pas changé d'identité en cristallisant aujourd'hui toutes les attentions de l'ARCOM. Comme si le groupe Canal n'était pas devenu cette machine de guerre, avec ses deux satellites gratuits C8 et CNews, au service de l'extrême droite. Bref, ça se passe comment une fête chez les nouveaux réac ?
Lundi 4 novembre, pour les 40 ans de la chaîne, Canal+ a diffusé une sorte de cérémonie des Césars (mais sans les Césars et sans les acteurs), présentée par Antoine De Caunes (71 ans), l'un des derniers historiques de la chaîne.
Une soirée tournée aux Folies Bergères et ponctuée de sketchs écrits et joués par des humoristes encore sous contrat avec la chaîne.
Pas de Césars donc, pas de happenings ciselés, mais près de 2h de sketchs poussifs, avec des humoristes visiblement en mal d'inspiration. Une soirée dont l'ennui était inversement proportionnel à la taille de notre script après deux visionnages (on est un peu maso chez les Watsonne-Sherlock). Soit 7 lignes.
Oui, de cette soirée impertinente, on n'a scripté qu'une seule séquence. Un "magnéto" de l'humoriste Thomas Ngijol.
On vous plante le décor du sketch : retiré au fin fond du Canada pour couper du bois, Ngijol est invité à participer à la fête des 40 ans en laissant un court message vidéo : "Joyeux anniversaire Canal+, bravo pour votre parcours incroyable. Je vous souhaite du fond du cœur, encore plus de bonheur, de divertissement et d'émotion pour les 40 prochaines années. Inch Allah".
Inch Allah ? C'est la boulette: "Je ne sais pas pourquoi j'ai dit Inch Allah, je ne suis pas musulman en plus, c'est ridicule. Non mais c'est tendu en France, tu crois que je suis venu vivre dans les bois pourquoi ? Je vais refaire la même en disant juste
« Si Dieu le veut », même en hébreu. Tu sais dire « Si Dieu le veut » en hébreu, toi ?"
Pas facile d'être musulman en France ? Oh oh… Voilà, en matière d'impertinence, on n'a pas mieux. Il faut dire que le groupe Canal+ en 2024 fait moins parler de lui pour ses programmes humoristiques que pour les prestations de Pascal Praud sur CNews. Absent de la cérémonie de Canal+, ce dernier a tout de même souhaité bon anniversaire à ce groupe qui finance la "première chaîne d'info de France"
comme l'indique le bandeau.
La soirée des blagounettes
Lors de cette soirée d'anniversaire présentée par De Caunes, des humoristes et des acteurs qui sont plus ou moins restés dans le giron du groupe Canal ont fait des apparitions. Citons par exemple Jamel Debbouze (qui a récemment créé "Terminal"
, une nouvelle série pour Canal), Jonathan Cohen (co-auteur de "La flamme"
), Kyan Khojandi (dont l'émission "Hot Ones"
est diffusée sur la chaîne). D'autres sont venus rejouer leur programme culte : Frédérique Bel pour "La minute blonde"
, Fred Testot pour "Le SAV des émissions"
(mais sans Omar Sy) ou encore "Catherine et Liliane"
avec Alex Lutz.
Au cours de la soirée, on a eu le droit à des blagounettes, tendance textile : Jamel filtre les invités de la soirée et refuse ceux qui portent des joggings roses (ah ah !), les téléspectateurs du standard du SAV se demandent pourquoi De Caunes a mis une chemise noire avec un costume noir (hilarant). On a aussi eu de l'humour potache avec François Damiens par exemple, qui incarne un acteur porno, "Fabrice Giclette".
Bref, des petites blagounettes. La satire politique, quant à elle, s'est exfiltrée ailleurs depuis bien longtemps, comme nous l'avions vu dans une précédente chronique.
Tout est sous contrôle dans cet empire télé. Conséquence : les programmes qui ont été éjectés de la chaîne suite à l'arrivée en 2015 de l'actionnaire actuel (dont le nom ne sera jamais prononcé pendant la soirée), ont été zappés. Les Guignols apparaissent de manière subliminale.
Et il n'y a aucune référence au Petit Journal
de Yann Barthès qui épinglait les politiques. Absent de la soirée, Barthès a d'ailleurs organisé une contre-soirée, diffusée sur TMC quelques jours plus tard.
La contre-soirée de TMC
Ignoré pendant la soirée de Canal+ (même s'il était dans le public), Michel Denisot, l'un des piliers de la chaîne jusqu'à son départ en 2013, a eu le droit à une séance de rattrapage sur TMC dans une émission spéciale présentée par Barthès et étrangement intitulée "Michel Denisot n'aime pas les anniversaires".
Si Denisot n'aime pas les anniversaires, il a sans doute apprécié cette émission réunissant des anciens du Grand journal
(Ariane Massenet, Mouloud Achour, Augustin Trapenard, entre autres). Tous étaient là pour aider les journalistes qui devront faire la nécro du boss. Denisot ? "Elégant", "curieux", "discret", "grand professionnel", "extrêmement stylé".
Et Le Grand journal
? Une référence pour la chroniqueuse de Quotidien
, Ambre Chalumeau, qui va distribuer les bons points à tout le monde en évoquant "des interviews incroyables"
, des "moments de télé tellement cultes"
. Tout cela grâce au "culot impressionnant"
des chroniqueurs, comme celui de "parler littérature à une heure de grande écoute et d'oser poser des questions métaphysiques, des questions qui appelaient souvent des réponses bouleversantes"
. Sans oublier "l'aisance"
des chroniqueurs et chroniqueuses de l'émission. "En regardant vos archives en tant que jeune journaliste télé, je ressens vraiment un immense respect pour vous et pour toute l'équipe"
, conclut Chalumeau.
Dans une sorte de grande lessiveuse qui lave plus blanc que blanc, Denisot et son équipe ont ainsi revisité les plus belles heures du programme à coup d'images d'archives, ponctuées par de nombreuses anecdotes issues d'un livre que Denisot vient opportunément de publier et qui est intitulé "Toute première fois"
. Un livre dans lequel il revient sur le parcours de près de 70 personnalités du monde des médias et de la culture qui ont débuté sur Canal+.
Que de bons souvenirs, et un bel exercice de réécriture de l'histoire du Grand journal
et de Canal+. C'est la force de la télévision de tout lisser (et une super compétence de Denisot, lisseur en chef). Heureusement, il reste quelques archives. En 2013 par exemple, un ex-chroniqueur, Olivier Pourriol, était venu sur notre plateau pour décrire de l'intérieur les coulisses peu reluisantes du programme. Il en avait fait un livre (le compte-rendu est ici) dans lequel Denisot y était décrit comme un "superprédateur qui se place en haut de la chaîne alimentaire, qui peut bouffer tout le monde, mais que personne ne peut bouffer"
.
Et même sur TMC, à l'occasion des 40 ans de Canal+, on joue au "Ni oui, ni non, ni Bolloré"
. On ne le nomme jamais. Comme si on fêtait non pas les 40 ans, mais plutôt les 30 ans de la chaîne, avant son arrivée. Un non-dit présent dans les autres programmes fêtant cet anniversaire. Sur France 2 par exemple.
Bolloré, l'homme invisible
Samedi 17 novembre, Michel Denisot était invité de "Quelle époque !"
pour la promo de son livre. Une belle occasion pour évoquer la chaîne, incluant l'époque Bolloré ? Même pas. Léa Salamé lui a par exemple demandé de commenter un trombinoscope avec les visages de tous ceux qui ont compté pour Canal+.
Au cours de l'émission, Salamé a fait un léger sous-entendu en lui demandant s'il regarde encore Canal+. Imperturbable, Denisot répond oui (pour le cinéma et le sport). Elle tente également une autre question : "Est-ce qu'il faut être lisse, ne se fâcher avec personne et en dire le moins possible sur ses opinions politiques et religieuses pour durer ?"
Denisot botte en touche, en disant qu'il a toujours été "libre"
et "indépendant"
. On serait tenté de dire : et très corporate.
Même non-dit pendant la tournée d'auto-promo d'Antoine De Caunes pour cette soirée d'anniversaire. Sur Europe 1, il assure que "les premiers actionnaires de Canal+, ce sont les abonnés".
Quand on lui demande ce qui a changé sur la chaîne depuis 40 ans, l'animateur s'attarde sur la forme : "C'était une chaîne à péage, ce qui n'était jamais pratiqué en France (...) Quarante ans après, le Canal d'aujourd'hui ressemble beaucoup plus à une plateforme avec des séries, des créations originales".
Et sur le fond ? "Sur le fond, ça n'a pas beaucoup bougé, mais sur la forme, si, considérablement."
Finalement, il fallait lire Télérama
pour voir De Caunes être poussé dans ses retranchements à propos de l'actionnaire. Interrogé sur les méthodes de Bolloré, l'intéressé a botté en touche mais avec un mot de trop : "On est dans un monde capitaliste assez brutal, et parfois ça se voit plus que d'autres. Je me méfie de la
« moraline
» ambiante. Je ne peux pas me sentir coupable ou complice de
« crimes
» que je n'ai pas commis".
La "moraline" ? Il n'a pas dit le wokisme, mais c'est tout comme. Et l'impertinent de préciser : "Je n'ai pas l'impression d'enfreindre une ligne morale ou d'avoir changé ma nature pour pouvoir continuer d'exister dans un système qui serait à l'opposé de ce que je suis. Je travaille pour Canal+, qui fait partie d'un groupe où il y a d'autres chaînes avec des directions différentes. Je suis dans le navire amiral, je n'ai jamais été du côté des extrêmes".
Du déni ou du pur cynisme, on ne sait pas.
Au détour de l'article, on apprend quand même que Charline Vanhoenacker a été évincé d'un programme présenté par De Caunes à la suite d'une chronique où elle égratignait Bolloré. "Antoine m’a dit qu’il y avait désormais des fléchettes sur mon portrait à Canal, et que ça ne se ferait pas"
, explique à Télérama
la chroniqueuse de France inter. Ni oui, ni non, ni Bolloré. Joyeux anniversaire Canal+.