"Les vacances", ce marronnier télé qui zappe 40% des Français
Sherlock Com' - - Médias traditionnels - Plateau télé - 20 commentairesC'était vraiment chouette ces vacances au Mexique, en Italie, dans la belle maison secondaire ou tout simplement au camping cinq étoiles avec parc aquatique et jacuzzi. Chaque été, les programmes de TF1 et M6 passent en mode camping et cocotier pour vous faire découvrir "les destinations préférées des Français". Enfin, "préférées" des Français qui partent en vacances. Car pour les autres, celles et ceux qui sont restés sur leur canapé, il faudra se contenter de regarder ces programmes et de rêver d'être l'un de ces vacanciers si télégéniques.
Les Pouilles en Italie ? "C'est devenu l'une des destinations préférées des Français"
. Les Etats-Unis ? C'est une destination qui "continue de faire vibrer les Français"
. Les séjours "all inclusive"
aux Canaries ou au Mexique ? "C'est l'un des modes de vacances favoris des Français"
. À moins que "les vacances préférées des Français"
, ce soit tout simplement le camping de luxe. Bref, tout au long de l'été, Sept à huit
(TF1), 66 minutes
et Zone interdite
(M6) ou encore les docs de TFX ont listé tout ce que les Français préféraient en termes de vacances.
L'occasion de suivre les aventures d'Arnaud, Anne-Charlotte, Patricia, Vincent, Stéphanie, Franck. Sans oublier Cindy, Mayan, Lam et tous leurs enfants. Bon, on n'en connaît aucun, mais visiblement, TF1 et M6 insistent pour qu'on regarde leurs souvenirs de vacances. Car voyez-vous, ce sont des vacanciers comme vous et moi.
Prenez Axelle et Julie. Ces deux mères de famille ont eu une année fatigante. Alors elles ont donc décidé de s'accorder une petite semaine, rien que toutes les deux.
Elles se sont donc pris un petit hôtel au bord de l'eau, histoire de décompresser. Avec une vue sur deux ou trois arbres et un plan d'eau assez basique, appelé "mer des caraïbes".
Oui, Axelle et Julie sont au Mexique, pour un séjour d'une semaine où tout est inclus (le fameux "all inclusive favori des Français"
). Mais n'allez pas croire que tout est rose pour autant. "Ces premières vacances en all inclusive vont leur réserver bien des surprises, des bonnes comme des mauvaises"
, précise la voix off.
Des mauvaises surprises ? Oui, comme ce premier soir sur cette plage "presque paradisiaque"
. Presque ? "En cette fin de journée, des algues ont envahi le bord de la plage"
.
De quoi stresser le responsable de l'hôtel car cet "élément incontrôlable qui lui donne bien du fil à retordre"
est clairement "son pire ennemi"
(on parle bien des algues).
Elles ont aussi connu d'autres déconvenues. Lors d'une excursion pour voir des crocodiles… elles ont attendu longtemps.
Raté, elles n'en verront pas.
Et lorsqu'elles ont voulu visiter un site archéologique... catastrophe, elles sont arrivées trop tard, le site venait de fermer. Conclusion sous-titrée : "Ca fait ch... quand même".
De l'eau, du soleil et du faux suspense
Suivre le quotidien d'inconnus sur un transat, ce n'est pas ce qu'il y a de plus palpitant à la télé. Alors comme il faut bien raconter quelque chose, le moindre micro-événement devient une galère de vacances. Prenez Mayan et Lam, 35 ans et leurs filles jumelles. Cette famille passait d'excellentes vacances aux Canaries.
Jusqu'à ce que le père de famille saute dans la piscine et s'entaille un pied avec un bout de carrelage cassé.
La suite est terrible : hôpital, points de suture, bandage et baignade désormais interdite. Le père de famille est cloué sur le transat.
Bref, des vacances gâchées pour toute la famille ? Une question brûlante dont la réponse n'arrive qu'à la fin du reportage (mais on est sympa, on va vous donner l'issue tout de suite) : l'hôtel leur a offert une excursion pour voir des dauphins. Conclusion de la voix off de TFX : "Les jumelles conserveront sans doute durant toute leur vie le souvenir de ce moment vécu avec leurs parents. Mayan et Lam qui croyaient les vacances gâchées voient finalement leur séjour se terminer en apothéose."
Oui, chez TF1 et M6, il y a incontestablement un vrai savoir-faire pour transformer un petit rien en drame à rebondissement. Par exemple, tout allait bien au cap d'Agde fin juillet. Mais attention, "pour les professionnels du tourisme, l'année se joue en quelques semaines. Alors le moindre grain de sable peut tout enrayer"
. Un grain de sable sur une plage, jusqu'ici, rien de dramatique. Seulement voilà, le jour du tournage, une terrible nouvelle s'abat sur le Cap d'Agde : "Ce jour-là, la tramontane souffle".
Un simple vent qui va tourner au cauchemar. Car qui dit vent, dit baisse des températures, sable dans les yeux, et donc baisse des réservations des transats. Et ça tombe mal : les chefs du resto de plage "viennent d'acheter un thon rouge de Méditerranée en direct à un pêcheur local. Tout doit disparaître dans la journée"
car la durée de vie d'un carpaccio de thon est de 24h.
"Un compte à rebours est lancé"
, annonce la voix off. Branle-bas de combat chez les serveurs : TF1 filme la réunion de crise.
Une véritable "guerre du thon" est enclenchée mais on vous épargne la suite de l'épisode car en fait... on s'en fiche royalement. Et c'est comme ça dans tous les documentaires d'été. Un petit rien, et bim, les rédactions en font l'arc narratif du sujet. Aucun intérêt mais ces faux suspenses permettent de caser de la pub. Comme lorsque TF1 filme les coulisses d'un spectacle. Tout va bien jusqu'à ce que… "Dans un instant, la première du tout nouveau spectacle du camping du Barcarès avec un acteur qui se blesse juste avant l'entrée en scène."
Ou alors cette balade sur un bateau pirate qui va mal finir : "Dans un instant, la balade ne va pas se passer comme prévu"
, annonce la voix off.
Des vacances par procuration
Tous ces reportages ont un point commun : ils sont ultra concernants. Tout est fait pour que chacun puisse s'identifier : il y a les familles avec des enfants…
Des retraités qui profitent du "all inclusive"
en mangeant des glaces à volonté...
On suit même des jeunes qui sont là pour faire la fête au Mexique comme Gauthier et Cédric. L'un d'eux est d'ailleurs célibataire.
Un célibat âprement commenté par le journaliste qui se laisse aller à des remarques sexistes en filmant des plans de coupe bien sentis. "Ici, les jolies filles ne manquent pas",
constate-t-il dans un premier temps avant d'approfondir son enquête quelques minutes plus tard en réalisant que "toutes les plus belles filles du club sont déjà dans la mousse"
. Preuve à l'appui :
Dans ces émissions, toutes les générations sont représentées, chaque téléspectateur peut ainsi se retrouver dans l'un des profils et vivre des vacances par procuration. Car ces reportages diffusés en plein été s'adressent vraisemblablement aux téléspectateurs qui ne sont pas en vacances au moment de la diffusion ou qui n'ont pas pu partir du tout. Et ces derniers sont nombreux : selon une enquête du Credoc, qui date de janvier 2024, 40 % des Français ne partent pas en vacances. Une moyenne qui cache évidemment de fortes disparités selon les revenus : "63 % des Français touchant moins de 1285 euros net par mois (les bas revenus) ne sont pas partis en vacances l'année dernière
, précise Radio France. Contre seulement 28 % des plus hauts revenus"
. La principale raison invoquée est le manque de moyens. En suivant le quotidien en tongs d'Axelle, Julie, Lam, Gauthier et leurs voisins de bungalows, les chaînes de télé offrent donc des vacances à ceux qui n'ont pas pu en prendre. Trop sympa.
Des vacances présentées comme la norme, les chaînes insistant sur le fait que ces destinations sont toujours "les préférées"
des Français. Sauf que les séjours dans les Pouilles, au Mexique, dans les campings de luxe, ou en formule
"all inclusive"
ne sont pas vraiment à la portée de tous. Exemple ? Axelle et Julie se sont offert une semaine de vacances toutes les deux… à 2200 euros la semaine chacune.
A Barcarès, le camping propose des prestations loin de la tente. Piscine, jacuzzi : la villa Bali est louée par exemple 4500 euros la semaine en haute saison. Pas vraiment pour le téléspectateur moyen de TF1.
Même biais dans le Zone interdite
du 8 juillet intitulé "Maisons de vacances : les nouveaux coins de paradis à petit prix"
. En introduction, la voix off assure que "près d'un Français sur deux aimerait s'acheter une résidence secondaire mais les bonnes affaires se font rares en France. Alors certains sautent le pas, direction l'étranger."
Oui, c'est bien connu, si on n'a pas tous une résidence secondaire, c'est parce qu'on n'a pas trouvé la bonne affaire. À la différence de Patricia et Vincent par exemple. Ils vont avoir 48h pour décider d'acheter un bien immobilier à 200 000 euros en Albanie.
Quant à Stéphanie et Franck, ils vont pouvoir profiter de leur résidence secondaire dans les Pouilles, au sud de l'Italie, quand les travaux seront terminés. Facture totale : près de 285 000 euros.
Un petit luxe réservé à une minorité. Eh oui, c'est aussi ça la magie de la télé : faire un focus sur une minorité en prétendant illustrer un phénomène massif, quitte à renforcer un sentiment de honte bien présent auprès de ceux qui n'ont pas les moyens de partir pendant les congés. Selon une étude de la fondation Jean Jaurès, relayée par L'Humanité
, "la moitié des Français ayant un enfant de moins de 18 ans ne peuvent plus se permettre de prendre des vacances. Et ils sont parfois, par honte ou par peur d'être jugés, contraint de cacher pourquoi ils sont restés chez eux."
Comme Colline, cette employée d'une grande surface qui témoigne : "Mes enfants savent que l'on n'a pas les moyens d'aller en vacances, mais je ne vais jamais utiliser ces mots pour leur expliquer que l'on ne va nulle part en juillet"
. Un "crève-coeur"
qu'elle cache même à ses collègues. Elle pourra toujours se consoler en regardant les vacances des privilégiés à la télé.