Le Rafale, un "bijou de technologie", un "chef d'œuvre", une "émotion"

Sherlock Com' - - Coups de com' - Plateau télé - 33 commentaires

On peut montrer des images de bombardement, filmer des civières, compter les morts, et quelques minutes plus tard - oh mais non, trop génial - découvrir les coulisses de fabrication d'un petit "bijou de technologie", "plus redoutable que jamais" : le Rafale. S'extasier devant un avion de combat pouvant larguer jusqu'à 9,5 tonnes de missiles tout en couvrant les conflits actuels, c'est un grand écart parfaitement indécent, réussi avec brio cette semaine par TF1, BFMTV, Franceinfo et CNews. Avant eux, RMC Découverte avait aussi consacré deux soirées à ce "chef d'œuvre" de l'aéronautique qui fascine tant les journalistes télés.

Ce samedi 14 juin, l'actualité internationale est toujours aussi chargée. Dans les jours précédents, Israël a lancé des frappes sur l'Iran : ces bombardements ont ciblé plusieurs installations nucléaires et infrastructures militaires disséminées sur l'ensemble du territoire iranien. L'Iran a riposté en tirant 150 missiles sur l'Etat hébreux. Le JT du 20h de TF1 s'ouvre évidemment sur ce nouveau conflit. 

Bilan de ces deux nuits de bombardement : 80 morts côté iranien et 3 morts côté israélien. Si cette attaque israélienne a provisoirement éclipsé l'horreur de Gaza, elle a été "minutieusement préparée" depuis près d'un an, comme l'explique TF1 dans un second sujet. Une opération qui a mobilisé près de deux cents avions de chasse.

Tiens au fait, à propos d'avion de chasse, quelques minutes plus tard, place à la séquence shopping : "Voilà un bijou de technologie que vous ne trouverez pas dans le commerce", annonce d'un air enjoué Anne-Claire Coudray. 

Quelques minutes après nous avoir montré les décombres, compté les cadavres de la nuit, TF1 a la bonne idée de nous proposer les coulisses de fabrication du Rafale, cousin des avions engagés dans le conflit.  Trop bien ! Avec des images exclusives : "Nous avons, exceptionnellement, été autorisés à filmer la chaîne de production de ce fleuron de l'aéronautique français", lance la journaliste. "Le constructeur nous a ouvert ses portes, d'ordinaire fermées à double tour pour nous permettre d'assister à la naissance d'un de ses appareils", indique la voix offAssister à la naissance d'un appareil ? Pour une raison qui nous échappe (un défi avec ses collègues, un pari perdu), le journaliste va filer la métaphore de l'accouchement pendant tout le sujet. 

Direction la maternité principale de Dassault. Un lieu assez secret : le "Saint des saints, ultra sécurisé, où notre caméra est surveillée comme le lait sur le feu", note le journaliste qui a écrit son texte avec un recueil de poncifs. 

"La gestation, 36 mois, débute à Seclin près de Lille", raconte le journaliste. Pendant de longues minutes, il nous détaille le "squelette" de l'appareil, la "peau" du supersonique, ses "os" et sa "chair" composés d'acier et de titane qui en font un avion "plus redoutable que jamais". Le vocabulaire employé est à la fois technique et anatomique : "le cadre 32, c'est l'équivalent du bassin du corps humain", "les artères sont irriguées par le kérosène et le liquide hydraulique".

"Chaque organe a été conçu sur ordinateur à partir du milieu des années 1980", poursuit le journaliste-obstétricien. Si le montage de l'appareil est relativement rapide, il faut attendre un peu avant que bébé Rafale ne prenne son envol : "après l'accouchement, [il y a encore] des centaines de répétitions pendant encore 6 mois pour valider absolument toutes les fonctions", poursuit le journaliste.

Au cours de cette gestation, on ne croise pas que des machines ultraperfectionnées, car le Rafale, c'est l'humain avant tout. "Rassurant de voir juste à côté [des machines] la patte de Jean-Philippe, indique la voix off. Tout en coup d'œil et de poignet, lui sait dompter la matière" (sic).

On découvre aussi le travail de Noémie. Comme c'est une femme, elle ne participe pas à la fabrication d'un avion de chasse, elle "fait de la haute couture sur un joyau tricolore". Quitte à enchaîner les poncifs, autant y mettre une petite dose de sexisme.

Des images exclusives. Enfin, uniquement si les téléspectateurs de TF1 ont perdu leur télécommande car deux jours plus tôt, le 20h de France 2 était exactement au même endroit…

Promo en rafales

Le Rafale, ce "fleuron" de l'industrie française, a toujours fasciné les journalistes. Qui sont toujours les bienvenus dans les usines contrairement à ce que laissent entendre TF1 et France 2. En 2023, déjà, le 20h de France 2 évoquait des "images  rares" car "les caméras ici sont normalement interdites." 

Si cette promo en rafale n'est pas nouvelle, l'actualité du jour la rend plus indécente. Par exemple, ce lundi 16 juin, Franceinfo a d'abord organisé un long débat sur les frappes israéliennes en Iran...

... avant de poursuivre, sans transition, avec un duplex au Salon du Bourget.

Et l'envoyée spéciale d'enchaîner : "Parmi les stars de ce salon, vous voyez derrière moi, le toujours très apprécié Rafale, qui fait l'événement. Beaucoup de gens sont là pour l'admirer depuis ce matin." Des images cadrées comme il faut pour que les logos soient bien visibles.

La journaliste est très emballée par le nouvel appareil, au point d'avoir appris par cœur le dossier de presse du constructeur : "Sur ce stand de Dassault, il y a la maquette d'un drone de combat du futur. C'est un équipement qui sera livrable notamment pour l'armée française en 2035. Il pourra transporter des missiles, notamment des missiles Air sol et sa particularité, c'est l'ultra-furtivité c'est-à-dire qu'il sera invisible, indétectable pour les radars."

Sur le plateau, le "journaliste sciences" de France TV est lui-aussi  conquis : "J'ai eu la chance, lors de mes reportages, de monter dans un avion de chasse. C'est toujours une expérience extraordinaire et j'ai tourné autour des Rafales, notamment j'étais très impressionné à chaque fois par les démarrages des moteurs qui dégagent des infra basses qui vous remuent le bide si j'osais. C'est vraiment un avion qui dégage une puissance incroyable."

Sur BFMTV, dès 8h du matin, Jean-Michel Reporter nous faisait découvrir le cockpit du "Rafale de demain". En bandeau, les infos du jour se télescopent.

Comme sa consœur de Franceinfo, le reporter de BFMTV a été bluffé par le nouveau modèle de Dassault. Et n'étant pas spécialiste du sujet, il va détailler les innovations de cette version avec des explications à hauteur d'enfants : "En gros, ce drone ira prendre les risques à la place du pilote et ça permettra un effet de surprise c'est-à-dire que peut-être que le camp adverse pourra repérer le Rafale mais euh, le drone, bah il sera déjà là pour frapper s'il y a besoin de frapper."

"On est émus de voir cet avion de chasse"

Sur CNews, place à l'émotion. Eric Revel est allé au Bourget, il en a ramené un pin's Rafale et beaucoup de souvenirs : "Il y avait une certaine émotion quand le Rafale a fait sa démonstration tout à l'heure, vu le contexte géopolitique et aussi parce que le Rafale a volé aux couleurs de la France, c'est-à-dire bleu blanc rouge sur l'ensemble de l'avion, c'était très beau."

Quelques minutes, il répète la même chose pour les téléspectateurs de CNews un peu sourds : "J'ai trouvé ça émouvant car on a partagé un moment avec d'autres journalistes et d'autres personnalités, notamment du monde de la Défense. Et c'est vrai que vu le contexte géopolitique, voir cet avion aux couleurs bleu blanc rouge… On dit que ce pays est à l'arrêt sur plein de sujets, bah là, on était très fiers quand même et émus de voir cet avion de chasse."

De l'émotion toujours, grâce à RMC Découverte. En un an, deux documentaires consacrés au Rafale ont été diffusés ou rediffusés à l'antenne pour découvrir "les secrets de l'avion star" (RMC Découverte, 6 mai 2025) ou comprendre ceux qui se cachent derrière "les mécanos du ciel" (11 février 2025).

Des documentaires proches de vidéos de promo…

Le Rafale est ainsi présenté par la voix off comme "un avion de chasse unique au monde", "une machine d'exception adaptée à tous les conflits modernes", dotée de "capteurs intelligents" qui en font un avion ayant "une supériorité tactique". A l'image, les témoins qui défilent sont tout aussi dithyrambiques en parlant d'un "chef d'œuvre du XXe siècle", doté d'une puissance hors-norme, "à peu près l'équivalent de 65 Formule 1". Tout ça, grâce à "des centaines d'ingénieurs français qui ont repoussé les frontières de l'impossible." Pour l'un des experts, le Rafale "n'est pas un avion, c'est une émotion quand on le voit, c'est une chose qui prend aux tripes". Oui, le Rafale, "c'est une émotion". Surtout pour ceux qui sont en dessous.

Bref, le Rafale fascine. Alors certes, aucun appareil de Dassault ne participe aux conflits cités plus haut. Ce sont ses cousins qui font le sale boulot : les F15, F-351, les Su-35 ou Su-30. Certes, certains diront qu'il faut bien équiper l'armée française, même au prix fort pour les finances publiques (47 milliards d'euros tout de même pour que le Rafale décolle, au sens propre comme au figuré, grâce à de la commande publique). On passera vite sur les malversations autour de certains contrats de vente (enquête à lire sur Mediapart). Bref, mettons de côté les finances et la corruption, on a l'habitude avec la télé. Mais vu l'actualité brûlante de ces dernières semaines, on aurait pu s'épargner ce télescopage d'horreurs et de superlatifs.

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