Demorand, ce malade si "émouvant" qu’il en fait oublier la crise de la psychiatrie
Sherlock Com' - - (In)visibilités - Plateau télé - 48 commentairesC'est "une claque", "un choc", quelque chose qui "restera dans l'Histoire" : Nicolas Demorand a écrit un livre. Dans "Intérieur nuit" (les Arènes), le co-présentateur de la matinale de France Inter révèle être un "malade mental" atteint de trouble bipolaire. Et qui dit nouveau livre, dit promo télé sur France 2 et TMC, avec projecteurs, rires et applaudissements du public. Car le sujet central de tout ce barnum n'est pas d'alerter les pouvoirs publics sur un secteur psychiatrique à l'agonie. Non, ce qui intéresse les télés, c'est "Nicolas".
"Le public est-il en fooorme ?"
Ce 5 avril, Léa Salamé harangue son public, comme tous les samedis soirs. Et comme tous les samedis soirs, sur France 2, le public de "Quelle époque!"
est en forme.
Même enthousiasme autour de la table : "Salut les amis, comment elle va ma bande préférée ? Vous êtes en forme ? (...) On va passer une très très belle soirée ce soir"
annonce la journaliste d'un ton enjoué.
C'est vrai que ça va être sympa : Salamé reçoit son comparse de France Inter, Nicolas Demorand, qui vient de publier un livre dans lequel il décrit ses souffrances et ses années d'errance médicale avant d'avoir été diagnostiqué bipolaire. Intérieur nuit (Les Arènes, 2025)
Bipolarité et divertissement, on n'y avait pas pensé. Ce décalage entre la gravité du sujet et le dispositif du plateau est inhérent à "Quelle époque!"
. Pourtant, Demorand, lui, n'est pas vraiment venu pour s'amuser.
S'il a décidé d'écrire ce livre, c'est pour changer l'image des "malades mentaux"
: ne plus avoir honte, ne pas s'excuser, assumer la maladie, mettre les mots. Il croit "aux vertus de la psychiatrie"
, "aux soins"
. En prenant la parole, il répond à un véritable enjeu de société : en finir avec la stigmatisation des patients atteints d'une maladie mentale. Un véritable enjeu, oui, mais vite relégué au second plan ce soir-là. Car pour ce petit monde de la télé, c'est surtout la personnalité de Nicolas qui est intéressante.
Léa, intervieweuse et amie
"Dans l'absolu, vous n'aimez pas trop la télé, ni trop vous montrer"
, explique en préambule Léa Salamé, qui apparaît à la fois comme l'animatrice de l'émission, sa collègue à la radio et surtout une "amie" fidèle. Sur le plateau, tout se mélange. Trop d'émotion.
"Je suis très émue de vous recevoir"
, explique l'amie Léa. En toute objectivité, elle considère cet ouvrage comme "une claque"
, "un livre choc"
, "très fort"
, "dense"
, "qui a bousculé la société"
(il est sorti depuis dix jours). "Vous avez plus vendu la semaine dernière que Hunger Games, qui est le best seller international"
, s'emballe celle qui présente la matinale de France Inter à ses côtés depuis huit ans. "Vous êtes devenu un symbole en quelques jours. Est-ce que vous auriez imaginé un jour que ce livre aurait eu un tel impact aussi vite, aussi fort ?"
(Spoiler : pas du tout, merci Léa).
Pour cette première partie, aux côtés de Nicolas, il y a un autre invité qui a "tenu à être présent"
. Un certain Michel, bien connu pour ses compétences en psychiatrie.
Michel va interroger l'homme, Nicolas : "Vous êtes une star de la radio, tous les auditeurs d'Inter vous connaissent. Vous êtes à la tête de la matinale la plus puissante de la radio. Comment vous avez fait pour travailler ?"
, "Et votre entourage ? Vous avez deux enfants, ils ont lu le livre ?"
, "Et comment vous avez fait par rapport à la maman de vos enfants ?", "Vous écriviez la nuit ?", "Depuis que le livre est sorti, qui va être un best seller, moi je vous observe depuis un quart d'heure (…) vous vous sentez mieux ?"
Léa fait de même. Elle s'arrête sur le jour où Nicolas a failli parler de sa maladie aux auditeurs de France Inter. En septembre 2024, la station a consacré une journée spéciale à la santé mentale. "Ce jour-là, vous avez brûlé de dire à la radio que vous aussi, mais vous n'avez pas pu"
, explique-t-elle. Belle anecdote. Mais elle a mieux : des images de cette journée. "On a trouvé un extrait où vous interviewez deux grandes psychiatres. Et là, moi je le connais, mais même les gens qui n'écoutent pas ou ne regardent pas, regardez : votre voix est hésitante, vos yeux, vous n'osez pas les regarder et on comprend bien que vous parlez de vous, sans pouvoir le dire."
C'est finalement par l'écriture que Nicolas fera son "coming out"
. Une idée soufflée par son amie... Léa, comme l'explique Michel : "C'est quand même Léa qui vous a donné un conseil très important : «et si tu écrivais?»". Nicolas Demorand l'avait raconté dans le Point.
Le summum de l'entre-soi médiatique est atteint quelques minutes plus tard quand l'un des chroniqueurs de l'émission demande à Léa comment elle a vécu toute cette période: "Pardon, je vous interviewe un peu, mais (...) est-ce que vous en avez souffert en tant que collaboratrice ?"
À la fin de l'émission, une chroniqueuse - Charlotte Dhenaux - rend hommage à Nicolas avec un poème écrit spécialement pour lui. Un exercice récurrent dans Quelle époque!
, toujours ponctué d'un selfie et de piano en arrière-fond. On vous épargne le script (pour les plus courageux, la vidéo est ici). Le tout sous le regard ému de Léa.
"C'est très émouvant d'entendre Nicolas"
Cette séquence de "Quelle époque!"
vient clôturer 10 jours d'une médiatisation exclusivement centrée sur la personnalité de "Nicolas". Oui, on s'étonnera toujours de cette capacité de la télé à mettre en scène un entre-soi très parisien et à rechigner à traiter des sujets de fond. Une semaine plus tôt, par exemple, dans C l'hebdo
(France 5), on retrouvait les mêmes travers. En présence des collègues de Nicolas, tout était centré sur sa personnalité et sur l'émotion entourant la sortie de son livre. "Je suis fière de lui, je suis fière d'être son amie"
, témoignait par exemple Léa Salamé, interviewée depuis la salle d'enregistrement de la matinale d'Inter.
Sur le plateau, il y avait aussi Adèle Van Reeth. Mais ce n'était pas Adèle Van Reeth, la directrice de France Inter qui était interrogée par Aurélie Casse - transfuge de BFMTV - mais bien "Adèle". La chaîne veut connaître son ressenti par rapport à "Nicolas" : "Adèle, Nicolas sort du silence aussi pour les autres Français. Il y a 2,5% de la population qui est atteinte de bipolarité. Certains sont parfois mal soignés ou mal accompagnés. Ça vous a touché j'imagine, cette prise de parole ? Elle était nécessaire ?"
Réponse : "C'est très émouvant d'entendre Nicolas s'emparer de son histoire personnelle avec toute la pudeur qu'on lui connaît
. Les mots qu'il a choisis sont très très forts, je suis très admirative (...) Le voir aujourd'hui avec ses épaules de matinalier, qui réveille des millions de personnes tous les matins, oser et assumer cette maladie et parler de honte, est quelque chose qui restera, je crois, dans l'Histoire."
Des propos tenus dans une super ambiance.
La psychiatrie, la grande absente
Dans le cadre de cette promo, la prise de parole de Demorand est systématiquement saluée, son courage est unanimement souligné. "Ca fait du bien de parler"
, répète Demorand, incitant les autres malades à en parler autour d'eux. Sa démarche n'est jamais questionnée, comme elle aurait pu l'être. La journaliste Maud Le Rest, dans Marianne
, est l'une des rares à le faire. Dans son billet d'humeur, elle rappelle que tout le monde n'est pas le présentateur de la première matinale de France. Socialement, parler de sa bipolarité lorsque l'on n'est pas Nicolas Demorand peut être une sortie très coûteuse, le risque d'être placardisé professionnellement est réel. Autant de réflexions jamais abordées à la télé.
Demorand est-il co-responsable de la tournure people de sa tournée médiatique ? En partie. Car dans sa démarche, Nicolas-le-malade a totalement éclipsé Demorand-le-journaliste. Exemple ? Lorsqu'il détaille son traitement, qu'il raconte ses visites à l'hôpital Saint-Anne et explique qu'il a son "
médecin parfois au téléphone tous les jours pour trouver le dosage le plus fin possible"
, Demorand-le-journaliste aurait pu préciser que Nicolas-le-malade a bien de la chance d'être aussi bien suivi. Rien n'est jamais contextualisé, aucune info sur l'état de la psychiatrie en France n'est donnée, ce qui n'est pas le moindre des paradoxes pour quelqu'un qui exerce la profession de journaliste.
En seulement quelques clics pourtant (La Croix
, Alternatives Economiques
ou encore L'Huma
), on peut prendre conscience de l'ampleur du désastre dans la prise en charge des maladies mentales. Fin janvier par exemple, le Comité consultatif national d'éthique (CCNE) a alerté sur l'état "catastrophique"
de la psychiatrie en France en dénonçant un "déni"
persistant face à l’urgence. Les infrastructures publiques manquent de moyens humains et matériels pour faire face aux cas les plus graves. La pénurie de personnel, les fermetures massives de lits (60 % en 40 ans), les inégalités territoriales et la saturation des urgences sont au cœur des préoccupations.
Un chiffre parmi d'autres : "en 2023, les délais d'attente pour la moitié des centres médico-psychologiques (CMP) allaient d'un à quatre mois pour les adultes et jusqu'à un an pour les enfants"
, explique Alter Eco
. Il faut lire par exemple le récit poignant d'une mère, Sybille Dequero, dont le fils, aujourd'hui âgé de 28 ans, est atteint de troubles bipolaires. Faute de places disponibles, son fils a plusieurs fois été renvoyé chez lui en pleine crise, mettant sa vie en danger. Elle en a fait une pièce de théâtre. Une histoire qui illustre les profondes difficultés du système psychiatrique en France, les conditions d'accueil traumatisantes aux urgences psychiatriques, l'angoisse de l'été, période où les effectifs hospitaliers sont encore plus réduits.
Et la situation n'a fait que se détériorer ces dernières années, comme l'a souligné le rapport du CNE, à rebours des promesses de Macron qui avait fait de la psychiatrie une priorité nationale en 2021, avant que l'éphémère Barnier en fasse une priorité nationale en 2025 (et encore vous n'avez rien vu, ça va être incroyable en 2030).
Bref, un sujet éminemment politique, que Demorand aurait pu porter à une heure de grande écoute, auprès du grand public. Ce qu'il n'a pas fait. Il en a pourtant eu l'occasion dans l'émission Quotidien
. Après avoir fait la promo du livre, Barthès et son équipe ont abordé la dimension politique du sujet avec un extrait d'Emmanuel Macron et une interview de Michel Barnier.
Question de Barthès à Demorand : "
qu'est-ce que vous attendez des politiques ?"
Nous y sommes. C'est le moment de sortir du témoignage et d'évoquer le sujet de société, le manque de moyens, les économies réalisées sur le dos des malades.
Réponse : "Il y a déjà une chose pour ce qui est d'Emmanuel Macron, c'était les assises, je crois, de la santé mentale. Moi, je suis toujours suspicieux par rapport à ce mot-là. Moi, je préfère parler de maladie mentale. Une fois qu'on aura réglé le problème de la maladie mentale, on pourra se poser la question de la santé mentale. Donc, il faut arrêter d'euphémiser les choses en permanence"
. Demorand répond à côté, il s'attarde sur le vocabulaire mais refuse de parler politique, de pointer les responsables de ce désastre, lui qui reçoit pourtant chaque matin un invité politique sur France Inter. Une belle occasion manquée, Nicolas.