"Bienvenue au monastère" : une étrange évangélisation cathodique

Sherlock Com' - - Plateau télé - 29 commentaires

Quelle bonne idée. Pour son nouveau programme "Bienvenue au monastère", C8 a proposé à six personnalités de vivre dans un endroit "hors du temps, sans téléphone, sans réseaux sociaux, sans mail" pour "se reconnecter à soi-même". Car on le sait tous, "dans un quotidien ultra connecté, il est parfois difficile de faire une pause". Et pour mettre en scène cette retraite, les équipes de Bolloré n'ont rien trouvé de mieux que de mettre en avant deux communautés religieuses ayant un lourd passif de violences sexuelles et dérives sectaires. Et qu'importe les nombreux articles de presse qui auraient dû plomber le programme, c'est un succès d'audience : près de 500 000 téléspectateurs suivent l'émission tous les vendredis. Un programme qui, sous des allures de pseudo-téléréalité, marque une nouvelle étape dans l'évangélisation voulue par Saint Vincent Bolloré.

C'est "une expérience spirituelle unique", qui "pourrait bouleverser leur vie". Six personnalités ont accepté… de déposer leur téléphone portable dans une corbeille. "Parce que cette semaine, ce ne sont pas ces ondes-là que vous allez capter", leur dit-on.

Les élu.e.s de C8 viennent tous du petit écran : il s'agit de Delphine Wespiser (ex-miss France, aujourd'hui chroniqueuse dans TPMP), Fabienne Carat (actrice vue notamment dans Plus belle la vie), Clara Morgane (animatrice télé, mannequin, chanteuse et ancienne actrice de X), Jean-Marc Généreux (danseur), Paul El Kharrat (gagnant d'un jeu télé), Simon Castaldi (candidat de téléréalité et fils de). Tous ont accepté de passer quelques jours dans un monastère et ont fait vœu de silence.

Direction le monastère de Corbara, en Corse. Pourquoi celui-ci et pas un autre ? "Car le lieu est chouette", a expliqué l'une des productrices, une certaine Chantal Barry.

Pendant cette semaine de retraite, les six personnalités sont encadrées par "frère Baudouin" et "sœur Catherine".

Ces deux religieux viennent pour l'un de la congrégation de Saint-Jean, et pour l'autre de la communauté des Béatitudes. Enfin ça, ce n'est pas dit dans l'émission. C'est Libérationqui nous l'a appris jeudi 11 janvier, soit la veille de la diffusion du premier numéro.

Et alors ? Le quotidien explique que ces deux communautés ont un "lourd passé de dérives sectaires et de violences sexuelles". Le lieu de tournage de l'émission, le couvent de Corbara, abrite même un religieux condamné par le tribunal ecclésiastique de Paris en janvier 2023 pour des agressions sexuelles. Soit deux mois avant le tournage. C'est vrai que "le lieu est chouette".

Ces révélations de Libé ont aussitôt été relayées et complétées par le Monde, le Parisien, Télérama mais aussi la Croix, la Vie. De ces articles, il ressort des chiffres vertigineux. Un rapport de juin 2023, publié par la communauté des frères de Saint-Jean, recense par exemple 167 victimes de violences sexuelles, de la part de 72 agresseurs membres de la confrérie. La communauté des Béatitudes, de son côté, est accusée depuis des décennies d'avoir couvert des violences sexuelles et des dérives sectaires. Des faits très documentés, notamment par la Croix et la Vie.

De quoi largement plomber l'émission ? Dès le premier numéro de Bienvenue au monastère, vendredi 12 janvier, C8 double son audience par rapport au vendredi précédent : plus de 600 000 téléspectateurs étaient devant leur écran. Les semaines suivantes, le programme en affiche à peine moins (autour de 500 000). C'est ça, la magie du groupe Bolloré. Car le lourd passif de ces deux communautés n'a pas été évoqué sur les antennes du groupe.

Vœu de silence en promo

Deux heures après la publication de l'article de Libé, Europe 1 reçoit par exemple la productrice exécutive et Soeur Catherine dans son émission Culture média. Et quand l'émission média du groupe Bolloré fait la promo d'une émission Bolloré, c'est un peu comme au monastère : le journaliste a visiblement fait vœu de silence sur les dérives sectaires. "C'était compliqué de convaincre la communauté vivant dans ce monastère ?", demande le journaliste.

Le lendemain, Sœur Catherine poursuit sa promo dans TPMP. Près de deux heures d'antenne avec Hanouna, et pas un mot sur les articles qui ont commencé à sortir…

Elle a même provoqué "larmes et émotion" chez les chroniqueurs. Si vous avez raté ces images, Morandini les a republiées.

Le 26 janvier, c'est au tour de frère Beaudouin d'être invité dans Paf et TPMP, même pudeur et même bienveillance. 72 agresseurs dans sa communauté, ce n'est pas assez pour faire un sujet (sachant qu'aucun ne fait l'objet d'une OQTF).

TPMP est ainsi utilisé comme rampe de lancement du programme. Le soir de la diffusion du premier numéro, Hanouna prévient les téléspectateurs qu'il n'y aura pas de publicité entre TPMP et Bienvenue au monastère. Histoire de ne perdre aucun fidèle en route.

Car dans le groupe Bolloré, on y tient à ces fidèles : cardinal tradi et crèches de Noël à la une de Paris Match. Mais aussi émission culte sur CNews.

Chaque média du groupe a son petit quart d'heure chrétien. Sur C8 par exemple, il y a "l'éphéméride", un programme court pour bien réviser les Saints. Chaque jour, l'actrice Alessandra Martines raconte l'histoire d'un saint, avant de délivrer la "prière du jour".

Cette expérience spirituelle  lui a ouvert les portes du paradis de l'animation : Bienvenue au monastère.

Un profil tout indiqué pour une émission religieuse. Et pourtant, les deux productrices de l'émission ont assuré à Télérama qu'il ne s'agissait pas d'un programme catho : "On a tout fait pour ne pas vendre la religion catholique, a déclaré, sans rire, Maryel Devera. L'idée est de proposer de faire une pause dans ce monde qui va très vite [...] C'est plus un programme humaniste qu'autre chose."

Même son de cloche (d'église) pour Chantal Barry : "J'ai horreur du prosélytisme et je me fiche de la politisation. Je produis des programmes qui promeuvent l'espérance et élèvent un peu l'âme, pas des bondieuseries. Le propos de Bienvenue au monastère n'est pas de promouvoir l'institution catholique".

Et le choix de ce monastère et de ces congrégations décriées ? C'est juste pas de bol : "Pour la plupart des monastères que nous avons envisagés pour l'émission, il y a des casseroles", s'est justifié la productrice de Bienvenue au monastère dans une interview au Parisien. Des "casseroles" ? 72 agresseurs en moins de cinquante ans ? On ne sait pas ce qu'en pensent les personnalités qui ont joué le jeu, mais elles en ont été informées. "J'ai été transparent avec les participants, je leur ai dit que je venais d'une communauté où il s'est passé des choses dramatiques", a déclaré frère Baudouin.

Un "programme humaniste" avec pas mal de petits Jésus

Si les productrices se défendent de tout prosélytisme religieux, Bienvenue au monastère n'est pas un simple programme humaniste. C'est bien la religion chrétienne qui est au cœur de l'émission.

Produite par ALP, la boîte de production en charge de Koh-Lanta, "Bienvenue au monastère" emprunte à la fois les codes de la téléréalité d'enfermement et du jeu d'aventures sur TF1. Comme dans Koh-Lanta, ils font de la plongée...

Comme dans le jeu de TF1, ils font du trekking...

Non, vraiment, on ne voit pas en quoi ce programme est catholique. Certes, l'émission est rythmée par les messes. 

Certes, les candidats ne se séparent jamais de leur Bible, qu'ils lisent très souvent (en intérieur comme en extérieur).

Certes, ils révisent un peu leur catéchisme.

Certes, les journées sont aussi rythmées par les confessions.

Mais non, il ne faut pas y voir du prosélytisme. D'ailleurs, les allusions à la religion dans les lancements de l'animatrice à la grande Croix ne sont que pure coïncidence "Loin de tout, est-il possible de se reconnecter à soi-même, de se mettre à l'écoute et pourquoi pas d'entendre la voix de Dieu ?" (épisode 1),"Est-il possible de s'épanouir, de se mettre à l'écoute de soi et pourquoi pas de rencontrer Dieu ?"(épisode 2). Et s'il est interdit aux candidats de "prononcer une seule parole", elle rappelle qu'ils "peuvent prier, se recueillir, réfléchir et prier encore".

Les bons clients de l'Église

Contrairement à ce qu'on pourrait penser, Bienvenue au monastère n'est pas un programme sur la vie monastique (on ne voit pas le quotidien des frères de Saint-Jean). Il n'y a aucune dimension patrimoniale ou historique (on ne sait rien de ce couvent). C'est bien le cheminement des personnalités qui intéresse la production. 

Et à cet égard, deux candidats se détachent des autres. Il y a Delphine Wespiser, la chroniqueuse de C8, celle qui se demandait en 2022 si Marine Le Pen n'était pas "la maman des Français" et qui adore aujourd'hui Jordan Bardella.

Le séjour au monastère de Wespiser est une révélation pour elle. Tout lui plait. Elle saute de joie quand on lui annonce qu'elle va animer la messe…

Et elle est à deux doigts de quitter Hanouna pour rester au couvent de Corbara : "Je comprends quand même de mieux en mieux pourquoi est-ce qu'on peut donner totalement sa vie à Dieu et à un monastère. C'est vrai que les journées passent très vite. On n'a vraiment pas le temps de s'ennuyer."

L'autre bon client pour l'Église catholique, c'est Simon Castaldi. Ce professionnel de la téléréalité (il a déjà participé à six programmes différents) a visiblement bien compris ce qu'on attendait de lui. Sa foi grandit au fur et à mesure des épisodes, c'est fou.

Au début de l'épisode 1, il est simplement en recherche : "Je cherche vraiment quelque chose en moi. Maintenant, est-ce que c'est la foi ? Est-ce que c'est la religion ?". Dès l'épisode 2, il y voit plus clair : il assure qu'il a "pris vraiment un nouveau tournant dans [sa] vie".

Dans l'épisode 3, il ne chemine plus à pas feutré, il fonce direct sur Dieu : "J'ai commencé à prier, prier pour ma famille, pour les gens que j'aime, pour moi aussi. J'ai demandé de l'aide à Dieu pour trouver la force, pour me laisser faire le chemin que je souhaite. Je crois que je suis en train, vraiment, de croire à quelque chose."

Lors de la messe suivante, le converti n'en peut plus, il veut vraiment avaler l'hostie : "Je ne sais pas ce qu'il vient de se passer pendant la messe [...] J'ai quelque chose encore de très fort qui s'est produit en moi. J'avais vraiment envie de manger l'hostie, je crois que ça s'appelle, le corps du Christ. Sauf que je ne peux pas le faire malheureusement, c'est vrai que comme je ne suis pas baptisé, je me suis limite senti à l'écart."

En fin de journée, il est presque mûr pour partir en croisade : "C'est tellement fort ce qui se passe. J'aurais tellement jamais cru vivre ça dans ma vie. J'étais tellement aux antipodes de tout ça. C'est très bizarre ce qui se passe. J'aimerais presque me faire baptiser ici."

Un programme très efficace donc, orchestré par des expertes de l'évangélisation cathodique. La productrice exécutive, Maryel Devera a produit plusieurs téléréalités pour ALP : Star Academy ou encore Secret Story (avec Castaldi père). Mais en 2013, changement de voie. "Elle vit une conversion à Lourdes, où elle donne désormais des conférences sur la Vierge Marie", explique Télérama. Pour le concept de Bienvenue au monastère, inspiré d'un programme anglais, elle a "énormément prié" car voyez-vous, c'est "une femme de foi". "Je voulais m'assurer qu'on ne se moquerait pas de Dieu", explique-t-elle.

Aucun risque, car si ALP assure la production exécutive, le projet est porté par ZeWatchers, une fondation évangélique lancée par Chantal Barry, productrice de télévision depuis quarante ans. Elle a notamment produit la série américaine The Chosen, diffusée sur C8, qui raconte la vie de Jésus. Accessoirement, c'est une amie de Saint Vincent Bolloré, avec lequel elle a notamment investi dans, mais oui, une boîte de com' impliquée dans de nombreux projets d'influenceurs d'extrême droite.

Bref, avec ces deux productrices, c'est sûr, il ne faut pas voir dans Bienvenue au monastère un programme d'évangélisation. Mais au fait, quel était l'enjeu de l'émission ? On ne le découvre que dans l'épisode ultime, qui sera diffusé vendredi 9 février et dont on a eu un avant-goût dans la dernière bande annonce…

Avant de partir, Sœur Catherine pose une dernière question aux retraitants : "Qui a rencontré Dieu au monastère ?". Sans vous dévoiler la réponse, on peut déjà vous dire que Saint Vincent Bolloré a recruté de nouveaux fidèles. 

Ce qui ravira sans doute les victimes de ces communautés. Depuis 48h, un compte Twitter se présentant comme un "Collectif des victimes d'abus et d'agressions dans le cadre de la famille Saint Jean" dénonce le phénomène d'emprise qui apparaît à l'écran en ciblant notamment l'attitude de frère Baudouin de la congrégation de Saint Jean. Injonction au silence, culpabilisation, infantilisation : ces tweets font le parallèle entre ce que le spectateur voit et le vécu des victimes. Mais ce n'est sans doute pas ça qui arrêtera le groupe Bolloré : une saison 2 est déjà dans les tuyaux.

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