Salut Laurent !
Daniel Schneidermann - - Obsessions - 16 commentaires
On n'était pas d'accord sur tout. Evidemment. On prenait généreusement le temps d'en débattre. Chaque lundi, c'était un rite, nous voyait déambuler vers 13 heures en direction d'une brasserie parisienne, d'abord dans le quartier des Italiens, puis vers Montparnasse, et enfin vers les Gobelins, sièges successifs de notre grande maison commune, Le Monde
. J'aimais ces déjeuners, j'aimais marcher dans la rue avec lui et regarder les vitrines, j'aimais qu'on se donne le droit de se taire comme deux vieux au banc du village, j'aimais que cette pause-là nous appartienne, dans cette existence trépidante de Tintins parisiens, où l'instant suivant nous verrait peut-être dans un avion, vers un tremblement de terre ou une coulée de boue. Parce que c'était lui, parce que c'était moi.
On n'était pas d'accord sur tout, mais le 1er novembre 1983 à sept heures trente du matin, il m'avait accueilli d'un grand "Bienvenue"
dans l'open space des grands reporters, au deuxième étage des Italiens. Un bienvenue souriant de grand frère, franc et massif, sans une ombre, dans ce journal qui pratiquait déjà les frôlement fratricides et les sourires équivoques et où, c'est le moins qu'on puisse dire, je n'avais pas les codes. Un Bienvenue qui vous porte et vous accompagne ensuite, et scelle une amitié de vingt ans.
On ne se ressemblait pas. Je le trouvais trop sage, incorrigiblement sage, mais tellement classe dans sa tête, et si bien habillé. Il devait bien me juger une sorte de chien fou hirsute et sans foi ni loi, mais je soupçonne qu'il ne détestait pas me recadrer de temps en temps. Si le mot amitié fusionnelle a un sens, c'était nous.
On a écrit des portraits-enquête ensemble, à l'époque où personne encore n'y avait pensé, et où le journal pouvait nous dégager un mois pour une enquête, pourvu qu'on rapporte de l'inédit. Griserie de toujours découvrir du terrain vierge, même quand vingt devanciers l'ont labouré avant vous. On s'est retrouvés dans un jet privé, prêté par je ne sais quel milliardaire, en vol vers la Corrèze, face aux Chirac qui ne s'adressèrent pas la parole de tout le trajet, à l'époque où on trouvait naturel que les politiques voyagent en jet, et où on n'enquêtait pas sur leur bilan carbone. On a surfé sur les chuintements de Balladur racontant Smyrne dans les clair-obscurs de la rue de Rivoli. On a interrogé Le Pen père à Montretout, surpris d'en ressortir vivants. On s'est retrouvés hagards à la sortie de l'archevéché de Paris, après trois heures de rodéo théologique avec Jean-Marie Lustiger, à tenter de rassembler nos esprits en nous demandant : "mais au fond, est-ce qu'il croit vraiment en Dieu ?"
Bref on s'est glissés en fraude dans la nomenklatura, où la prestigieuse carte de visite nous ouvrait toutes les portes.
Et des livres ensemble, aussi. Une enquête sur la cavale du milicien Touvier, dans laquelle Laurent fournissait le charbon de l'info, que j'arrangeais le mieux possible dans la chaudière, avant qu'il repasse pour mettre le machin d'équerre. Un premier livre d'entretiens avec des juges, avant que les juges n'accordent couramment des interviews, dont on ressortait invariablement sidérés par la franchise et la richesse du déballage, et qu'on a titré simplement "Les juges parlent"
, puisque là était l'événement. On a découvert la puissance d'une interview en relais, à deux contre un, pour forcer le gibier à l'usure. On a récidivé pour le dixième anniversaire du premier, mais la magie n'y était plus, nos oiseaux s'étaient dans l'intervalle répandus dans toute la volière. On n'aurait pas dû, mais comment résister à un anniversaire ?
Il faut dire qu'entretemps, Laurent avait intégré la rédaction en chef de Colombani et Plenel, après une décennie à vitupérer ensemble, devant les tartares frites salade, contre les "petits hommes gris"
de la chefferie en général, et contre ces deux-là en particulier. Je me souviens de son étonnement quand les jeunes, dans les couloirs, commencèrent à lui donner du "Monsieur"
. D'abord, son ascension ne nous éloigna pas. Même quand je commençai à sentir sérieusement le soufre aux narines de la direction, nous maintînmes ostensiblement nos déjeuners du lundi, sans même avoir besoin d'en discuter, dans l'espoir fou que l'amitié peut résister à la broyeuse du pouvoir. C'était courageux de sa part. Mais c'était un espoir fou.
Dans les séances photos organisées pour la promo de nos livres, l'un porte la cravate, l'autre pas. Toute la suite était peut-être déjà écrite. Je ne vais pas blablater sur les chemins qui s'éloignent, la vie ceci, la vie cela. "Un jeune homme de 70 ans vient de nous quitter",
écrit Eric Fottorino, et sans l'avoir revu je suis sûr que c'est vrai. C'était lui, c'était moi, voilà, et ces vingt ans-là sont indestructibles. Salut Laurent.
Laurent Greilsamer, ex-directeur adjoint du Monde, est mort le 8 novembre 2023, d'un arrêt du coeur.