La directrice de Marianne, et les informations inopportunes

Daniel Schneidermann - - Intox & infaux - Déontologie - Financement des medias - Obsessions - 60 commentaires

Une déclaration de politique générale en a éclipsé une autre. Les projecteurs étant fixés, à l'Assemblée, sur le discours de François Bayrou, se trouvait injustement éclipsée une autre déclaration solennelle, celle de Eve Szeftel, nouvelle directrice de la rédaction de l'hebdomadaire Marianne.

Débarquant à l'hebdomadaire sur la proposition du nouveau directeur Frédéric Taddei et de Denis Olivennes, président de CMI France, regroupement des médias du milliardaire tchèque Daniel Kretinski, la nouvelle directrice, dans une harangue imprimée dans son journal et sobrement titrée "A nos lecteurs", a fixé la feuille de route de 2025. Elle débute par un rappel élémentaire pour tous les journalistes : "les faits d'abord. Je ne pense pas que vous vouliez qu'on vous dise quoi penser. Vous aspirez à vous forger votre propre opinion". C'est clair : Marianne se gardera bien de "dire aux lecteurs quoi penser". Un exemple ? "Un quart des Français aimeraient Musk ou Trump chez eux. Il ne faut pas les montrer du doigt". Au contraire, "raconter qui ils sont et ce qu'ils pensent". Voilà. Il ne s'agira surtout pas de virer trumpistes, mais de "raconter" qui sont les trumpo-muskistes français.

Mais où se situera Marianne dans la politique française ? "En 2025, Marianne occupera une place centrale, entre l'empire du mal, qui penche vers l'extrême-droite, et l'empire du bien, qui incline vers l'extrême-gauche". Dans la droite ligne, donc, du regretté humoriste Pierre Dac, qui se disait fièrement "ni de droite ni de gauche, bien au contraire". "Il ne sera pas le journal d'un camp, d'une tribu, précise la directrice, mais le journal de la majorité, silencieuse souvent, bruyante parfois", mais pour autant, pas prisonnière d'un "en même temps nébuleux". Autrement dit, ni de gauche ni de droite, ni entre les deux. Ni ni ni, ni ninini.

Mais après avoir clairement expliqué qu'elle ne serait donc nulle part, la directrice rassure : ce non-ancrage ne sera nullement synonyme d'indifférence. "En 2025, Marianne continuera à prendre à bras le corps la lutte contre l'islamisme et le communautarisme, contre l'antisémitisme et les discriminations raciales. A défendre une écologie pro-nucléaire, nondécroissante et non punitive". Quant à son féminisme, il  sera "un féminisme universaliste qui ne trouve pas d'excuse aux minorités raciales". 

Tous ces nobles objectifs étant légèrement négatifs, Eve Szeftel poursuit plus positivement : "Sur le plan économique, nous pensons qu'il faut réguler l'immigration et répondre au besoin de sécurité, physique et culturelle, des classes populaires. Ailleurs dans le monde, notre ligne est claire : préférer les démocraties, toujours perfectibles, aux dictatures et aux régimes autoritaires".

Sur le front historique, "Marianne assume pleinement l'héritage des Lumières et de 1789, mais aussi de 1848, de 1936, du CNR, de Mai 68. Aux kiosques citoyens. Longue vie à Marianne et à la République.  On entendrait presque retenir la Marseillaise, et apparaître sur l'écran l'image de l'Elysée plongé dans la nuit. Sur le plan idéologique, on a compris que Marianne se situera quelque part entre le  Printemps Républicain, et un charlisme survitaminé. 

"Un chiffre qui sert la propagande du hamas"

Mais quid des "faits" ? Quelle conception s'en fait la nouvelle directrice ? Alors journaliste à Libération, elle l'avait livrée, le 11  avril 2024, lors d'une émission du site Akadem, propriété du Fonds Social Juif Unifié. Elle y avait critiqué une Une de son propre journal d'alors, qui portait en manchette, à propos de Gaza, ce chiffre en caractères énormes : 30 000 morts, précisant qu'à ses yeux il valait mieux être "en deça qu'en delà". Par exemple, à propos du bilan des morts à Gaza, selon Eve Szeftel, " l'information étant filtrée par les humanitaires, on pouvait parler de Gaza, parler de tragédie humanitaire, sans forcément mettre en avant un chiffre qui, n'étant pas vérifié, pose un problème déontologique et finalement sert la propagande du Hamas".

Bonne chance à la rédaction de Marianne ! https://t.co/3NFqSCrl9S

— Daniel Schneidermann (@d_schneidermann) January 9, 2025

Léger problème : la presse internationale étant interdite d'entrée indépendante à Gaza par l'armée israélienne, qui donc était en mesure d'établir un bilan non "filtré par les humanitaires" ? La journaliste ne se posait pas la question, jugeant que "sur certains sujets, il faut attendre. Parce que ce n'est pas opportun, ça peut être récupéré contre Israël et contre les Juifs, et que ça peut avoir des conséquences concrètes. Et parce que l'Histoire, il faut du temps pour l'écrire". Autrement dit, un journaliste digne de ce nom ne doit pas seulement se méfier des informations parcellaires, des informations prématurées, mais aussi des informations inopportunes. Et surtout ne pas se prendre pour des historiens. "Raul Hilberg écrit la destruction des Juifs d'Europe en 1961, quinze ans après, disait-elle. On ne peut pas prétendre écrire l'Histoire en temps réel".

Souhaitons bon courage aux enquêteurs et aux reporters de Marianne, qui, porteurs de scoops, s'entendront conseiller d'attendre sagement une quinzaine d'années, et la validation de tous les services de communication, afin de ne livrer que des informations dûment validées. Et opportunes.

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