Gérard Miller : ah, si on pouvait refaire l'émission !

Daniel Schneidermann - - Scandales à retardement - Obsessions - 125 commentaires

Je ne sais pas si j'ai eu du flair, un sixième sens, ou une sorte de scoumoune. Quelques jours après avoir laissé parler Gérard Miller dans notre nouvelle émission, notamment pour discuter avec lui de la notion d'emprise dans les relations entre hommes et femmes (à partir de 15') , le magazine Elle publie un scoop fracassant : Miller est "accusé de viol et d'agressions sexuelles sous hypnose" par plusieurs femmes. Les faits se seraient déroulés entre 1990 et 2004, impliquant des femmes toutes beaucoup plus jeunes que le psychanalyste-chroniqueur-réalisateur-écrivain. 

Deux de ces récits se ressemblent. Miller amène les jeunes femmes chez lui sous couvert de leur faire découvrir l'hypnose, les fait boire, les fait allonger sur le sol, et leur fait quelques passes de magnétiseur. Les femmes évoquent un "état second", un état de "torpeur", après quoi elles "se réveillent" en sentant, sous leur pull, la main de l'hypnotiseur toucher leur poitrine. L'une des deux évoque un viol, après la séance. Bien entendu, lors du tournage, je ne savais rien de ces accusations, ni de cette enquête, même si le polémiste antisémite Alain Soral avait raconté, dans une vidéo de 2018 (consultable ici), avoir été dépositaire des confidences de l'une des victimes (à noter que Soral, dans cette video, attribue faussement à Miller une citation d'un rapport médical du XVIIIe siècle). Aurais-je connu ce témoignage de Soral, en aurais-je parlé à Miller ? Oui, sans doute. Ah, si seulement on pouvait refaire l'émission !

Parmi les témoins, donc, la metteure en scène Muriel Cousin (c'est elle, l'autrice des confidences à Soral) qui par ailleurs n'a pas de mots assez durs pour dire sa "haine" des insoumis en général, et de Mélenchon en particulier -rappelons que Miller est proche de LFI, même s'il a pris ses distances avec Jean-Luc Mélenchon personnellement, notamment...en raison de l'affaire Quatennens. 

"La scène lui revient souvent, par flashs, raconte Elle. Une grande salle de réunion, ce sol où elle s'allonge, les yeux clos. La silhouette du psychanalyste accroupi à côté d'elle.  Les mains qu'il passe au-dessus de son corps. Sa voix, alors qu'elle s'enfonce dans un état second, ni tout à fait endormie, ni tout à fait consciente : "Est-ce que tu sens la chaleur ?" Et puis le réveil brutal. "Il touchait mes seins sous mon pull. J'ai aussi senti sa main passer sur mon sexe, par-dessus le pantalon". Muriel Cousin était à l'époque pigiste débutante au magazine Globe, et Miller, "déjà plume de renom, et proche du patron, Georges-Marc Benamou". La séance, selon elle, "s'est déroulée dans les locaux de l'Institut du champ freudien, association et maison d'édition dirigées par son frère, Jacques-Alain Miller, gendre de Jacques Lacan." Interrogé par Elle, l'ex-mari de Cousin, l'humoriste Stéphane Guillon, se souvient que "Muriel m'en a parlé dès le début de notre relation".

Muriel Cousin explique aujourd'hui à Elle s'être décidée à témoigner, publiquement cette fois, à la suite de la réapparition de la "vidéo Benoît Jacquot", extraite du documentaire de 2011 de Miller Les ruses du désirelle-même réapparue sur les réseaux ces dernières semaines à l'occasion du lancement d'une série de Judith Godrèche sur ARTE. Nous revenons longuement sur cet épisode dans Je vous ai laissé parler.

Quelques heures après la parution de l'article, Miller a répondu en démentant qu'il s'agisse d'hypnose à proprement parler (texte intégral ici). Ce n'étaient, explique-t-il, que "quelques exercices", dans un contexte "ludique", hors de tout cadre professionnel, lors desquels les femmes, "absolument pas hypnotisées", étaient "toujours parfaitement conscientes". En quoi consistaient exactement ces "exercices", si ce n'était pas de l'hypnose proprement dite ? Il ne le précise pas, pas davantage que quelques jours plus tôt sur notre plateau (à 16'50), où il évoquait déjà rapidement son intérêt pour l'hypnose. Et voici comment il décrivait ces expériences en 2001 face à Thierry Ardisson, sur le plateau de Tout le monde en parle.

Les femmes soumises à cette expérience étaient-elles, selon lui, libres d'exercer leur consentement ? Non, reconnait-il dans sa réponse. Elles  se trouvaient, au fond, dans la situation classique, telle que mise en lumière par MeToo, de l'emprise d'une jeune femme par rapport à un homme plus âgé, prestigieux, détenteur d'un pouvoir économique ou médiatique. Ayant ainsi ramené les faits à des situations plus "classiques", il faut toujours, encore aujourd'hui, admet Miller, "s'interroger" : "Il y a en effet des situations où celle qui ne manifeste d'aucune manière son refus, qui répond même oui aux questions qu'on lui pose pour s'assurer de son acquiescement, se sent dans l'impossibilité d'exprimer un désir qui contreviendrait au désir de l'autre. Ce que MeToo a permis de comprendre, c'est qu'il y a aussi, objectivement, des conditions qui peuvent inhiber la parole ou empêcher le désir ou le non-désir de s'exprimer".

Miller affirme donc comprendre  "qu'on puisse dire qu'un rapport inégalitaire existait objectivement dans les relations que je pouvais avoir avec des femmes plus jeunes que moi. Psychanalyste, universitaire, chroniqueur télé et radio, j'étais de fait un "homme de pouvoir" et il y avait dès lors dune dissymétrie "objective" dont on peut se dire aujourd'hui qu'elle était purement et simplement rédhibitoire".

J'ai lu et relu cette réponse, apparemment précise et honnête, avant de réaliser ce qui m'y gênait : les guillemets. Ah Gérard, ces guillemets ! Tu n'étais pas un "homme de pouvoir", Gérard. Tu étais, tu es encore, nous sommes, en situation de pouvoir sans guillemets, du seul fait que nous soyons des hommes, et si mince que nous estimions ce pouvoir par rapport à d'autres. Et ce "on peut se dire aujourd'hui" ! Encore aujourd'hui, Gérard Miller n'en est pas certain de l'existence de cette "dissymétrie objective" dans la relation sexuelle. On le lui dit, d'innombrables témoignages de femmes le disent et le répètent, mais il ne le croit pas tout à fait. Il comprend la langue, mais ne la parle pas encore. Il est vrai que sur notre plateau, il se reconnaissait honnêtement "pas très doué pour l'autocritique". Aurais-je moi-même eu une capacité suffisante de m'extraire de mon regard masculin, pour le lui faire remarquer sur le plateau ? Ah, si on pouvait la refaire...


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