Droites : et l'Espagne découvrit la "fachosfera"
Daniel Schneidermann - - Obsessions - 37 commentaires
Jusqu'à ces tous derniers jours, le mot "fachosfera"
, dans la presse espagnole, ne se lisait que sous la plume pionnière du critique medias de El Pais
, Idafe Martin.
Sa reprise inattendue, fin janvier, par le président socialiste du gouvernement, Pedro Sanchez, dans une offensive contre le PP (droite libérale) l'a fait brutalement entrer dans la conversation nationale. "Tout ce que fait cette fachosphère, c'est polariser, insulter, générer de la méfiance avec un objectif clair : créer du bruit pour démobiliser l'électorat et provoquer une désaffection politique."
a lancé Sanchez. En retour, le PP a accusé le socialiste de "qualifier de fachos des millions d'Espagnols"
.
C'est peu dire que la droite libérale n'apprécie pas. Invité quelques jours plus tard sur un plateau de télévision à préciser ces accusations, Sanchez, tout en confirmant qu'elle "existait"
et "sentait la naphtaline"
, a prudemment évité de citer des noms de politiques...ou de médias. Car si ce concept, aux yeux de Sanchez, recouvre l'extrême-droite politique, il désigne aussi ces medias qui "tentent de générer la haine pour couvrir de bruit leur refus de continuer à avancer"
sur les droits et les questions sociales. En une habile diversion sur le front de la guerre culturelle il a aussi raillé les critiques de la "fachosfera" à l'égard du groupe Nebulossa et de son hymne féministe Zorra
(à traduire, au choix, par "Chienne"
, ou "salope"
. Clip et paroles ici), sélectionné pour représenter l'Espagne à l'Eurovision 2024, en mai prochain. "Le féminisme n'est pas seulement juste, mais aussi divertissant"
a-t-il estimé.
Si la "fachosphère" est naguère entrée dans le vocabulaire politique français sans provoquer d'emballement particulier, il n'en va pas de même en Espagne, comme si ce seul mot avait eu pour fonction de révéler brutalement la porosité entre droite libérale et extrême-droite. On peut le comprendre, les souvenirs de la longue dictature franquiste y étant encore incandescents. Plusieurs médias de droite libérale l'ont donc logiquement étrillé.
"Lorsque le responsable des affaires publiques insulte les médias parce qu'ils ne disent pas ce qu'il considère comme la vérité, le chemin vers la dictature de l'opinion est à moitié fait
, écrit ainsi Expansion. Trump s'attaquant aux "fausses nouvelles" n'est pas loin".
Surfant sur l'actualité intérieure du moment (le soutien du gouvernement de gauche espagnol à la cause palestinienne, et ses difficultés persistantes avec les indépendantistes catalans), le site libéral okdiario a décliné le concept sur le mode de l'ironie : "La fachosphère, c'est nous tous qui chaque matin au réveil n'avons pas sur la table de nuit une photo encadrée de Pedro Sanchez. C'est aussi être de la fachosphère de croire qu'Israël a le droit de se défendre lorsqu'une organisation terroriste commet le plus grand massacre de Juifs depuis l'holocauste (...) L'anti-fachosphère estime que le concept de la nation espagnole est fasciste et rétrograde, mais que celui de la nation catalane ou basque est moderne, intégrateur, végétalien, féministe ou respectueux de l'environnement"
.
Cette ébullition sémantique n'aurait pas aussi vite franchi les Pyrénées (la montée de l'extrême-droite en Espagne mobilise moins la presse française que son équivalent en Allemagne) si je n'avais pas été alerté hier par mon excellent confrère de El Pais
Idafe Martin en personne. Il avait eu vent que le terme était né sur Arrêt sur images
, ce que je lui ai volontiers confirmé : la première occurence -mondiale !- de la "fachosphère" était identifiée ici-même dès 2008, comme le rappelait en 2016 le livre éponyme de nos confrères David Doucet et Dominique Albertini.
A l'origine, il s'agissait pour nous d'analyser le phénomène de l'agrégateur FDesouche, pionnier et étoile polaire de ladite fachosphère, dans une situation politique très différente de la situation espagnole d'aujourd'hui marquée, comme en France par la contamination de la droite libérale par l'extrême-droite.
En quinze ans, ici comme là-bas, la fachosphère a changé de visage. Elle a monstrueusement métastasé. A une bulle virulente mais marginale sur la carte des réseaux sociaux, s'est adossé un puissant groupe de media regroupant une radio, des télévisions, des magazines, que l'on pourrait regrouper sous le nom de bollosphère, sous-ensemble envahissant de la fachosphère. Du plateau de Pascal Praud à celui de Hanouna, en passant par Match
et l'édition, elle a imposé son récit, et acculé à la défensive les médias "mainstream", notamment audiovisuels, contraints d'épouser ses agendas et d'accueillir régulièrement ses journalistes et ses porte-parole les plus radicaux. Dans le champ politique, on constate chaque jour la contamination de la droite traditionnelle par ses thèmes et ses termes, du débat sur la loi immigration à Gérald Darmanin qualifiant de "patriotes"
les agriculteurs qui bloquaient les routes la semaine dernière. Deux côtés des Pyrénées, aujourd'hui, une même réalité politico-médiatique et, pour la décrire, un même mot, toujours valide.