Depardieu, Gaza : diversions imparables

Daniel Schneidermann - - Obsessions - 122 commentaires

Le 20 décembre dernier, entendant Emmanuel Macron, sur le plateau de France 5, estimer que Gérard Depardieu "rendait fière la France", j'ai immédiatement flairé, en vieux routier de la critique médias à qui on ne la fait pas, une opération de diversion en bonne et dûe forme. "Tiens si on lançait une petite polémique Depardieu, pour masquer le basculement dans la préférence nationale ?"ai-je tweeté avec pertinence.

Ce n'était peut-être pas, de la part d'Emmanuel Macron, une diversion consciente, après avoir longuement traité le sujet principal de l'émission (la loi immigration, donc, voir notre émission). Il n'avait peut-être pas mesuré l'impact de ce soutien au "monstre sacré" multi-accusé d'agressions et de harcèlement sexuels. Mais l'effet diversion était tellement imparable que...j'y ai moi-même succombé. Si je recense mes tweets personnels depuis ladite émission, j'en compte 17 sur le sujet Depardieu, contre 10 sur les suites de la loi immigration, (et 8 sur des sujets relatifs à Gaza). Sans compter un chapitre du feuilleton de La petite Cour sur Instagram.

Ilest vrai que l'affaire Depardieu, dans une trêve des confiseurs, c'est un paquet de bonbons offert aux médias. Une star déchue, des récits sexuels, et des rebondissements quotidiens : la polémique sur le montage de Complément d'enquête, les tentatives imaginatives de contrefeux des défenseurs de Depardieu (ce n'était pas une fillette mais une femme de 36 ans, ce n'était pas un documentaire mais un film de fiction, etc...), le constat d'huissier de France Télévisions validant le montage de l'émission, le soutien à Complément d'enquête des associations féministes et des sociétés de journalistes, le texte de soutien des caïmans du cinéma français à Depardieu, l'âge moyen de ses signataires (71 ans), la révélation des connexions zemmouriennes de l'initiateur de ce texte de soutien, et j'en passe sûrement. Chaque jour son rebondissement, la machine roule toute seule, on n'a qu'à se laisser porter.

Certes, l'affaire Depardieu est objectivement importante. Le chef de l'Etat épousant une thèse complotiste, accusant à mots couverts de tricherie une émission de la télévision publique, oui, il s'agit bien d'une étape dans le "devenir Trump" du macronisme. Mais lequel des deux épisodes (le retrait potentiel de la Légion d'honneur à Depardieu, et la loi immigration, qui va subordonner l'attribution de prestations sociales à la préférence nationale) est susceptible d'exercer le plus fort impact sur le réel ? Lequel va générer le plus de désordres, de conséquences concrètes, de souffrances individuelles dans le réel ?

Dans le même ordre d'idées, comparons deux autres items d'actualité : les viols et violences sexuelles exercées par les commandos du Hamas le 7 octobre, sur des femmes israéliennes, et la campagne d'extermination israélienne contre la population de Gaza. 

Il semble à ce jour établi, par des témoignages et des photos, qu'une trentaine de femmes, jeunes filles, et adolescentes israéliennes, le 7 octobre, ont été victimes d'atroces violences sexuelles, quasi-toutes conclues par une mise à mort (lire ce jour la dernière enquête du New York Times).

En face, 20 000 Palestiniens, civils pour l'écrasante majorité, dont des dizaines de journalistes et de soignants, sont morts sous les bombes israéliennes. Plusieurs responsables israéliens ont exprimé leur souhait d'anéantissement de la population de Gaza. Ce massacre se poursuit encore aujourd'hui, jour après jour. Avant ce soir, des enfants palestiniens supplémentaires auront encore succombé. Quelles places respectives, en toute logique professionnelle, devraient être accordées à ces deux événements ?


Mais dire cela, et même le suggérer, est impossible. Suggérer que le tapage médiatique surcote le scandale Depardieu au détriment de l'instauration de la préférence nationale, que l'attention accordée aux viols du 7 octobre est autant d'attention retirée au massacre actuel des Palestiniens, c'est être accusé, et se reprocher soi-même, de minorer les violences sexistes et sexuelles, de prolonger leur occultation séculaire dans l'espace public tout au long des siècles qui ont précédé MeToo. Impossible. Diversions imparables.

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