CNews et l'ARCOM : le problème Roch-Olivier Maistre

Daniel Schneidermann - - Médias traditionnels - Financement des medias - Obsessions - 67 commentaires

Passée la divine surprise de la décision du Conseil d'Etat sommant l'ARCOM de se pencher, enfin, sur la pluralité "effective" des opinions  diffusées par CNews, et non plus seulement sur l'équilibre des responsables politiques invités, apparaissent les innombrables difficultés dans la mise en oeuvre de cette indispensable régulation. Comment étiqueter politiquement des toutologues (chroniqueurs, invités, journalistes), pour la plupart non encartés, et qui vont (ils le clament déjà en boucle sur la chaîne en question) invoquer légitimement le secret de l'isoloir ? Que répondre à l'épouvantail du "fichage", qu'ils vont brandir matin et soir ? 

Compte tenu de l'audience atteinte par CNews, il ne faut pas sous-estimer l'efficacité de leur riposte groupée en défenseurs blancs comme neige de la "liberté d'expression", même si chacun peut observer que la liberté d'expression interne à l'intérieur des medias Bolloré est tragiquement nulle, comme le montrent régulièrement de cocasses incidents.

Enfin placée face au phénomène, inédit en France, de l'apparition d'une chaîne d'opinion, l'ARCOM va devoir inventer. Faire preuve de créativité. Il n'est pas interdit de l'y aider. Sans doute, comme je l'ai esquissé hier chez nos confrères du Média, serait-il plus praticable de mesurer ce pluralisme, non pas en fonction de l'identité des intervenants, mais en sélectionnant des épisodes d'actualité, et le poids respectif des points de vue qui y sont livrés. A propos du meurtre du jeune Thomas à Crépol, par exemple, quel fut le poids de la version de la "rixe de bal", par rapport à celle de l'expédition préméditée par des "jeunes des quartiers" pour "fumer du blanc" ? On pourrait décliner la question sur chaque fait-divers, sur chaque événement international (encore que l'international ne soit pas le fort de CNews. Couvrir l'Ukraine ou Gaza coûte cher, et Vincent Bolloré ne semble pas pressé de dépenser ses deniers dans cette direction-là).

Inventer, innover, oser : inévitablement, va se poser la question du président de l'ARCOM, l'énarque Roch-Olivier Maistre. Car à plusieurs reprises, avec ténacité, le président Maistre s'est déclaré, en conscience, personnellement opposé à la régulation que lui impose aujourd'hui le Conseil d'Etat.

"Je ne vois pas comment on pourrait écrire la loi pour comptabiliser les temps de parole des éditorialistes, expliquait-il à l'Assemblée en décembre dernier, en réponse à une question du député LFI Aymeric Caron. Une telle mesure me semblerait poser problème au regard de la protection des libertés. Ma conviction est qu’il ne faut pas aller au-delà de la législation actuelle. Chateaubriand l’a écrit beaucoup mieux que moi : « Sans la liberté il n’y a rien dans le monde. ».  Quand on commence à brider la liberté, on ne sait pas bien où l’on s’arrêtera… Soyons donc très vigilants."

Dans la vision du monde, marquée par le grand écrivain réactionnaire Châteaubriand,  de cet ancien conseiller de plusieurs gouvernants de droite, "la liberté", s'entend  uniquement comme celle de l'actionnaire. La liberté de conscience des journalistes, celle que réprime Bolloré en n'offrant d'autre perspective que la porte aux journalistes en désaccord avec sa ligne, n'entre manifestement pas dans le champ de vision du président de l'ARCOM, tel qu'il l'exprimait déjà l'an dernier devant des étudiants de l'école de journalisme de Sciences Po.


"La loi, assurait-il dans une phrase un peu décousue, ne nous donne pas, je serais tenté de dire heureusement...je ne connais aucune démocratie où une autorité administrative commencerait à contrôler le temps de parole de journalistes ou d'éditorialistes ayant leur carte de presse".

Que répondre à cet argument imparable, selon lequel aucun contrôle ne saurait légitimement s'exercer sur des détenteurs de la carte de presse ? Là encore, peut-être la décision, révolutionnaire en effet, du conseil d'Etat, entrainera-t-elle, dans une réaction en chaîne, quelques réflexions transgressives. Un professionnel exerçant dans un média soumis à la dictature de Bolloré exerce-t-il vraiment dans les mêmes conditions d'indépendance intellectuelle qu'un journaliste pouvant exercer un contre-pouvoir à l'actionnaire au sein d'une société des journalistes, ou exprimer un droit d'agrément ou de veto sur la nomination de son directeur de l'information ? Ne faudrait-il pas distinguer "journalistes" et journalistes ? Questions sacrilèges, mais après tout, puisqu'à CNews, on adore "bousculer les tabous et le politiquement correct", allons-y !

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