Chez Pujadas : "Ne vous indignez pas !"

Daniel Schneidermann - - Financement des medias - Obsessions - 61 commentaires

Franchement, à quoi servait-il de s'insurger contre la campagne massive de publicité du livre à paraître de Jordan Bardella dans les gares SNCF ? A rien. Ah si : à lui faire de la pub. C'est l'analyse de la chroniqueuse Ruth Elkrief, sur le plateau de David Pujadas (LCI). Si Mediatransports (filiale de Publicis) vient d'annuler la campagne, notamment sous la pression des syndicats, cette victoire n'en est pas une. Les indignés ont tout faux. Et si Elkrief le leur reproche, ce n'est pas qu'elle incline vers le président du RN, bien au contraire. Cette annulation de la campagne va offrir à l'auteur (dont le livre, édité chez Fayard, filiale de Bolloré, a été tiré à 155 000 exemplaires, et bénéficiera de la promotion massive de la machine Bolloré) un prétexte en or pour crier à la censure, et lui faire "un bon coup de pub. Le contraire de l'objectif poursuivi".  C'est au nom d'une lutte bien comprise, intelligente, contre le fascisme, qu'elle dénonce une indignation contre-productive. D'ailleurs qu'on se le dise, les succès électoraux du Rassemblement National sont "des phénomènes nouveaux, complexes, dans lesquels il y a des Français qui se reconnaissent, et on est en démocratie".

C'est ensuite au tour de sa collègue, l'essayiste iranienne Abnousse Shalmani, de dérouler son "parti-pris". Et de doucher à son tour d'autres indignés contre-productifs : ceux qui reprochent au Washington Post d'avoir renoncé, sur pression de son propriétaire Jeff Bezos, à publier un éditorial de soutien à Kamala Harris pour la présidentielle. Même démonstration que Ruth Elkrief. Ne surtout pas croire que la chroniqueuse soit favorable à Trump. Bien au contraire. "Donald Trump n'a jamais été aussi flippant, je n'ai pas d'autre mot. N'empêche que je ne suis pas sûr que le choeur de ces indignés-là soit utile".

Que le journal "fasse son boulot", et produise des enquêtes soulignant le danger Trump pour la démocratie américaine, Shalmani est OK. Mais qu'il en tire la conclusion qu'il ne faut pas voter Trump, ce n'est pas "son boulot". Au contraire, cette non-prise de position pourrait être "un peu positive", en désamorçant la rhétorique de Trump, selon laquelle les médias, Hollywood , les élites et compagnie, mènent un complot contre sa personne. Si l'on suit la chroniqueuse, c'est donc en refusant d'appeler à voter contre Trump, que le Washington Post contribuerait le mieux à désamorcer le vote Trump (ce qui serait donc, finalement "son boulot" ? On s'y perd).

Devant l'indignation générale (200 000 abonnés malcomprenants viennent, parait-il, de se désabonner), Jeff Bezos s'est justifié dans le Washington Post. S'il s'est opposé à la publication d'un appel au vote Harris qui était déjà prêt, assure-t-il, ce n'est pas au nom de ses intérêts d'industriel. Et si un de ses hauts cadres a rencontré Trump le jour même, c'est pure coïncidence, et il n'était pas au courant : " J’ai soupiré lorsque j’ai appris cela, car je savais que cela donnerait des arguments à ceux qui voudraient présenter cela comme autre chose qu’une décision de principe".

Décision de principe, donc, prise par un pur homme de presse. Bezos : "Les soutiens présidentiels ne font rien pour faire pencher la balance d’une élection. Aucun électeur indécis de Pennsylvanie ne dira : « Je soutiens le soutien du journal A. » Aucun. En réalité, les soutiens présidentiels créent une impression de partialité. Une impression de non-indépendance. Y mettre fin est une décision de principe, et c’est la bonne".  D'ailleurs, ajoute-t-il ingénûment, "Eugene Meyer, éditeur du Washington Post de 1933 à 1946, pensait la même chose, et il avait raison". C'est parfaitement exact. Dénoncer le nazisme n'aurait abouti qu'à le renforcer.

Ne vous révoltez surtout pas ! répètent, avec le milliardaire, les deux chroniqueuses de chez Bouygues-Pujadas. Jamais. Ne résistez à rien ni à personne. Vos indignations, vos colères, sont vaines, pulvérisées d'avance, elles ne serviront qu'à offrir des armes à l'adversaire. Endurez, prolétaires du petit matin, travailleuses et travailleurs de "première ligne", endurez que Bardella vous toise sur les panneaux lumineux des gares qui vous emmènent vers vos hôpitaux ou vos aspirateurs. Evaluez, vermisseaux que vous êtes, la puissance de l'adversaire. Résignez-vous intelligemment. Baissez tranquillement la tête. Le vrai courage, c'est de subir. L'ordre du monde est immuable et la liberté, c'est l'esclavage.


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