Charlie ici, Charlie-là
Daniel Schneidermann - - Silences & censures - Obsessions - 57 commentaires
Les anniversaires tout ronds étant décrétés propices à la réflexion et aux bilans plus ou moins critiques, il était prévisible que les dix ans de l'attentat de Charlie
n'y échapperaient pas. Ainsi nombre de librairies sont-elles actuellement squattées par des tables "Charlie", pour la plupart fournies par des productions-maison ou des amis de la maison. A deux exceptions près. D'abord, suis-je obligé de rappeler, mon propre livre au Seuil, Le charlisme, raconté à ceux qui ont jadis aimé Charlie
, paru le 10 janvier Thèse centrale : l'appel à la liberté d'expression de 2015 s'est aujourd'hui stratifié en idéologie d'Etat, multi-médiatisée, traquant, disqualifiant et étouffant les dissidences. On peut en lire des bonnes feuilles ici, m'entendre en parler ici ou ici, ou en lire ici une critique acide, et évidemment très injuste -mais vive la critique !
Et sur les tables, aux côtés de mon charlisme
(promis, on ne s'est pas concertés), figure un petit livre-tract, ou libelle, titré Charlie quand ça leur chante (Futuropolis)
, et qui mérite d'autant plus l'attention qu'il est signé par un dessinateur, Aurel, ex du Monde
, aujourd'hui au Canard enchaîné.
Un bilan essoré des dix dernières années, qui furent rudes pour le dessin de presse.
Pour Aurel, le dessin de presse est pris aujourd'hui entre deux intimidations contradictoires. Celle de la bien-pensance charliste, de la tyrannie du Je suis Charlie
, dont vient de faire les frais la malheureuse Miss France 2025. Mais aussi, symétriquement, la pression de ce que Aurel appelle "une société qui évolue"
, pour qui "être victime d'une blague, c'est encore être victime"
, et qui n'hésiterait pas à condamner des dessins pour "soupçons ou accusations de glottophonie, pédophilie, grossophobie, ou humour sur l'environnement"
. En gros, même si Aurel n'écrit pas spontanément le mot qui fâche, s'exerce aussi sur le dessin de presse une pression "woke", porteuse de "cancel culture", de nature à nourrir le "On ne peut plus rien dire", des réactionnaires.
"ferme ta gueule" contre "cause toujours"
On peut discuter de l'importance respective des deux mâchoires de cette "tenaille". D'abord, de leur lieu d'exercice. En France, l'injonction charliste s'exerce essentiellement dans les médias traditionnels, droite ou gauche confondues, bollorisés, bollorisables, ou bollorisoïdes, alors que la pression des minoritaires s'exerce essentiellement sur les réseaux sociaux. Toutes deux ne sont pas de même nature. Si la pression "woke" lance de bruyants "ferme ta gueule"
, la pression mainstream s'exerce fonctionnellement par les plus discrets, mais non moins efficaces, "cause toujours"
ou "c'est pas le sujet".
Combien de dessins (comme de reportages ou d'enquêtes) noyés dans la masse des parutions ? Combien ne seront jamais proposés dans les journaux, parce que les dessinateurs qui pourraient les proposer ont été soigneusement tenus à l'écart, et qui ceux qui y exercent n'en auraient, conviction ou autocensure, m^me pas l'idée !
A noter que cette distinction, pertinente ces vingt dernières années, est aujourd'hui rattrapée par l'Histoire, qui galope aux Etats-Unis. Sous nos yeux éberlués, on vient de voir le fondateur de Facebook Mark Zuckerberg s'aligner sur Musk, sous couvert -ô ironie- de la liberté d'expression, dont il explique sans rire qu'elle est une valeur originelle de Facebook (alors que la plateforme originelle consistait pour une bande de garçons à noter les attraits respectifs des filles de l'université). Sur des sujets comme l'immigration ou les droits des minorités sexuelles, la "censure"
est allée trop loin, clame Zuckerberg. Entendez, on a trop modéré les insultes adressées à ces minoritaires. Et dans cette foulée irrésistible, d'annoncer que Facebook, dans sa politique de recrutement, va jeter à la poubelle toute politique de discrimination positive. Comment la parole des dominés, et notamment des minorités sexuelles, va-t-elle pouvoir continuer à s'exercer sur le X de Musk, ou le Facebook de Zuckerberg, tous deux en voie d'alignement trumpiste à grande vitesse ?
Quid du nouveau tabou que va représenter cet alignement, dans "les grands journaux de la côte Est" ? On a vu récemment une dessinatrice, Ann Telnaes, claquer la porte du Washington Post
, après la censure d'une caricature montrant notamment le propriétaire de ce journal Jeff Bezos, prosterné avec ses pairs devant le Veau d'or Trump. Le véritable esprit Charlie n'en finit pas de muter.