C'est pour toutes ces raisons, Israël...

Daniel Schneidermann - - Obsessions - 112 commentaires

Tu as beau avoir fait ton métier du maniement des mots, te vouloir un professionnel, parfois des mots t'expriment mieux que tu ne l'aurais fait toi-même. La marée de la nuit m'apporte cette vidéo.

Je ne connais pas cette femme, qui explique l'engagement pro-palestinien de la jeunesse américaine par une sorte de sur-éducation à la mécanique de l'extermination nazie, d'Anne Frank à Auschwitz. "Nous reconnaissons la Nakba comme un nettoyage ethnique (...) Nous reconnaissons le déplacement en masse de Gaza parce que nous avons appris le déplacement en masse avec la création des ghettos, (...) le langage de suprématie blanche par l'étude de la propagande nazie". Et d'énumérer aussi l'hyper sécurisation de la question palestinienne, ou encore "l'effet spectateur", qui laisse le monde passif devant un massacre à l'oeuvre. "Un groupe opprimé est imprégné et conditionné par l'idéologie du groupe oppresseur", conclut-elle.

Je ne connais rien de cette femme, sauf qu'elle tient un compte Tiktok au nom de Misha's musings. Mais peu importe. On peut faire mille objections à sa démonstration, qui me semble plus convaincante dans la première partie que dans la seconde, plus hasardeuse. Ce qu'elle appelle "l'histoire juive" n'est que l'histoire du XXe siècle, et sans doute la connaissance qu'en ont les jeunes Américains est-elle moins détaillée qu'elle ne le dit. La technique du repérage de mécanismes identiques ne doit pas faire oublier la différence des contextes dans lesquels opèrent ces mécanismes : en l'espèce le Hamas, dans sa haine d'Israël, dans son usage cynique de boucliers humains, n'a pas grand chose à voir avec les communautés juives européennes victimes de l'extermination nazie.

 Mais toutes ces objections formulées, regardons en face cet insupportable et indécent parallèle. 

Pour mes livres, j'ai passé de longues années immergé dans les Années 30, et 40. Et ces séjours obsédants conditionnent la part juive de mon identité. C'est parce que je suis dépositaire de ce savoir professionnel, et d'une mémoire familiale, que mon regard est aujourd'hui ce qu'il est sur le 7-0ctobre et ses suites. Parce que j'ai joué avec Anne Frank au fond de son armoire. Parce que j'ai tremblé chaque matin des pas dans l'escalier. Parce que ma vie s'est jouée chaque jour à la loterie, au coin de chaque rue, à chaque carrefour. Parce que j'ai finalement été raflé par la police française. Parce que le Vel d'Hiv et Drancy, et les trains.

Parce que j'ai léché de ma langue les trottoirs sous les rires. Parce que j'ai franchi des frontières enneigées pour me heurter aux portes closes. Parce que j'ai espéré follement avec les passagers du Saint Louis avant de reprendre la traversée vers l'Europe. Parce qu'on m'a interdit les villes et les jardins. Parce qu'on m'a chassé à coups de pierres. Parce que la fuite monotone et sans hâte du temps. Parce que je me croyais qu'un homme et n'étais plus qu'un nombre. Parce que depuis longtemps mes dés avaient été jetés. 

Parce que j'ai passé les sélections avec Primo Levi en me frottant les joues à la neige de Silésie pour faire croire que j'étais vivant. Parce que je n'ai même plus levé la tête vers cette fumée permanente dans un ciel de givre. Parce que le monde m'a oublié, rentrant les épaules, en proie à ses soucis. Parce que je n'ai plus été qu'un entrefilet en page 7. Parce que je l'avais sans doute bien mérité. Parce qu'au fond je ne l'avais pas volé. Parce que mon sort était secondaire pour les puissants du monde.

C'est pour toutes ces raisons qu'enfant, adolescent, j'ai naturellement aimé Israël. C'est pour toutes ces raisons, Israël, que ma peine, aujourd'hui, avec ceux que tu as élus et qui parlent en ton nom, ne peut plus aller vers toi.



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