Apologie (s) du terrorisme, 34 000 morts plus tard

Daniel Schneidermann - - Obsessions - 301 commentaires

"Les horreurs de l’occupation illégale se sont accumulées. Depuis samedi [7 octobre] elles reçoivent les réponses qu’elles ont provoquées." C'est une analyse. Elle a été formulée dans un tract de la CGT du Nord, publiée sur son site le 10 octobre, puis dépubliée le 20 octobre, après que le secrétaire général de l'Union départementale CGT du Nord, Jean-Paul Delescaut, a été placé en garde à vue, pour cette phrase rédigée collectivement. 

Avec cette analyse, on peut être d'accord ou pas. Ou à moitié. On peut estimer que ces "horreurs accumulées" n'ont qu'en partie provoqué le 7-Octobre. Qu'elles en sont une cause parmi d'autres. Si l'on peut lire dans cette phrase une "explication" du 7-Octobre, on aurait du mal à y lire une "justification", a fortiori une "apologie".

Cela s'appelle un débat historico-politico-philosophique. N'empêche que cette analyse a jeté le responsable syndical devant le tribunal correctionnel de Lille. Il y a été condamné, le 18 avril, à un an de prison avec sursis pour "apologie du terrorisme". "Qu’on me trouve un terme plus neutre que “provoquer” dans la langue française. Le communiqué constate qu’il y a une cause, il ne justifie rien du tout" a plaidé en vain un de ses avocats, Ioannis Kappopoulos. "J’ai ressenti un malaise à la lecture de certains communiqués d’organisations de gauche et d’extrême gauche après le 7 octobre, a rappelé Arié Alimi (voir notre émission), autre défenseur du syndicaliste. Ils étaient parfois teintés d’une lecture historique internationaliste ancienne, je les ai trouvés insensibles. Mais est-ce qu’ils constituaient pour autant une apologie du terrorisme ?"

Le syndicaliste a aussi été condamné à verser 5000 euros à une organisation reconnue partie civile, l'Organisation juive européenne, au titre de son "préjudice moral". Sur son site, cette organisation, essentiellement constituée de "530 membres", dont "55 avocats bénévoles", considère par exemple que "l’antisionisme est devenu le faux nez de l’antisémitisme et permet aux lâches de dissimuler leur haine des juifs derrière celle d’Israël". Ces poursuites se multiplient depuis le 7-Octobre, comme je mentionnais déjà ici, le mois dernier.

Allons plus loin. Quand bien même un responsable syndical justifierait historiquement le massacre du 7-Octobre, au nom de quoi le condamner ? La réponse juridique est claire : pour l'EU et les Etats-Unis, à la différence de quasiment toutes les autres nations du monde, le Hamas est considéré comme un mouvement terroriste. Si j'étais citoyen mexicain, indien, sénégalais, ou néo-zélandais, je pourrais justifier ou approuver le massacre du 7-0ctobre, au nom de mon analyse de la situation au Proche-Orient. En France, impossible.

Dernier exemple en date, Rima Hassan, réfugiée palestinienne, candidate en 7e position sur la liste LFI aux Européennes. En voilà une qui pèse ses mots, comme la juriste qu'elle est. Sur cette question de l'appréciation portée sur le 7-Octobre, écoutez-la.

Mais fin novembre 2023, elle a participé à une émission du site Le crayon, dans laquelle elle a dû répondre par "vrai" ou "faux" à des affirmations assénées en rafale. Et à la question de savoir si "le Hamas mène une action légitime", elle a répondu "vrai" (ASI a raconté en longueur cet emballement fondé sur quelques secondes isolées du contexte de l'entretien. L'émission intégrale n'a jamais été mise en ligne par le site Le crayon).  Vlan. Convoquée par la police le 30 avril prochain, dans la fournée des "apologies du terrorisme"

Que l'apologie publique d'un acte criminel soit elle-même considérée comme un délit, ou comme un crime, est compréhensible. Mais cette inquisition des âmes et des parcours, dans laquelle se trouvent ainsi placés les prévenus pour des écrits, parce qu'ils sont citoyens européens, face à des policiers ou des magistrats, est insupportable. Si je devais être un jour ainsi poursuivi, je ne peux pas jurer que je serais aussi coopératif que Jean-Paul Delescaut.

Personnellement, je n'aurais sans doute pas écrit les choses comme le tract de la CGT. Parce que j'ai toujours une réticence face aux explications mécanistes de l'Histoire. Parce qu'en dépit de la brutalité meurtrière de la politique israélienne depuis 75 ans à l'égard des Palestiniens, en dépit du génocide en cours à Gaza, je ne peux pas m'empêcher de me souvenir d'où vient ce pays. Un souvenir de plus en plus vacillant, que je dois faire effort pour conserver vivant. Je fais cet effort. Mais je trouve insupportable de ne pas avoir la liberté de l'écrire.

Ces convocations, ces poursuites, ces insupportables procès, ne tombent pas du ciel. Dès le 10 octobre dernier, sous le coup de l'émotion, le ministre de la Justice appelait les procureurs à une "réponse ferme et rapide" aux plaintes pour apologie du terrorisme. 34 000 morts palestiniens plus tard, même si la France sévit -au compte-gouttes- contre les "cow boys messianiques" juifs de Cisjordanie, même si elle a voté pour la reconnaissance de la Palestine comme membre à part entière de l'ONU, les tribunaux continuent inexorablement de sonder les âmes.  

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