Adjani, en sa bulle

Daniel Schneidermann - - Obsessions - 117 commentaires

Derrière ses lunettes, Isabelle Adjani pleure. Interrogée par TF1 au coeur de la "marche silencieuse" à l'appel du monde culturel, qui a défilé le 19 novembre à Paris derrière une banderole blanche, la comédienne, nous dit-on, sanglote discrètement.

"Ils sont où, tous les autres acteurs qui ont signé ?" Elle ne comprend pas. Tout était pourtant prévu pour que la manif reste neutre. Immaculée est la banderole, derrière laquelle se retrouvent avec elle Julie Gayet, et la ministre de la Culture Rima Abdul-Malak. Silencieuse est la manifestation, et intenses les efforts pour que l'initiative ne soit récupérable ni par un camp, ni par l'autre. Elle ne comprend pas, ou alors elle comprend trop bien. Depuis le 7 octobre, la frilosité du show-biz français à soutenir les victimes israéliennes, et à appeler à la libération des otages du Hamas, est mise au compte de la peur : peur du "lynchage" sur les réseaux sociaux, peur de s'aliéner une partie du public.

"Il n'est pas question de prendre position pour un  camp ou pour l'autre" confirme Isabelle Adjani, avant d'énumérer ses raisons à elle de se trouver là, dans la rue, entre l'institut du monde arabe et le musée d'art et d'histoire du judaïsme. "L'appel du coeur pour la libération des otages, priorité absolue. " OK.  "La condamnation de l'antisémitisme barbare et assassin du Hamas." Très bien. Et tout de même, pour les Palestiniens, le "souhait profond, en tout cas en ce qui me concerne, que les Palestiniens ne regardent pas le Hamas comme leur sauveur dans les temps qui viennent". Même si la paix arrive toujours trop tard, conclut-elle, "je voudrais croire que rien n'est encore irréconciliable."

Comment expliquer à Isabelle Adjani qu'elle vient justement, à l'instant, de prendre parti pour un des camps en présence ? Toute déclaration publique qui ne réclame pas la libération des otages constitue une prise de position pro-Hamas, serinent les télés françaises. Mais inversement, toute déclaration publique qui n'exige pas le cessez-le-feu, qui n'appelle pas à une solution politique à la question palestinienne, constitue indirectement un engagement pro-israélien. 

Je dis "une solution politique", parce que c'est la manière polie de formuler les choses. Si l'on décide de parler clairement, toute solution politique passera, pour Israël comme pour le Hamas, par des révisions déchirantes. Que l'on envisage un Etat binational, ou le rétablissement d'un Etat palestinien de plein exercice, sur les frontières d'avant 1967, que l'on imagine cette solution négociée par les belligérants ou, comme l'ancien ambassadeur Elie Barnavi, "imposée" par "la communauté internationale",  cette "solution politique" supposera le démantèlement d'un nombre considérable d'implantations illégales en Cisjordanie. Et cela ne se passera pas dans la douceur et la concorde.

La détresse d'Isabelle Adjani est une éloquente illustration de la bulle occidentale. Occidentaux, nous ne réalisons pas combien le "double standard" de nos gouvernements et de nos médias, leur sursensibilité à la souffrance israélienne, et leur indifférence à la souffrance palestinienne, est insupportable à la plus grande partie du monde. Comment, de l'intérieur d'une bulle, percevoir que nous nous trouvons au coeur d'une bulle ? Par les signes les plus anodins. Ils sont quotidiens. Ces tout derniers jours, le psychodrame hystérique suscité dans la mediasphère par la visite à l'Elysée de l'humoriste Yassine Belattar, consulté en tant que "thermomètre des quartiers", et dont les médias croient savoir qu'il se trouve à l'origine du refus d'Emmanuel Macron de participer à la manifestation contre l'antisémitisme du week-end précédent. Aujourd'hui encore, la vertueuse condamnation par TV5 Monde de son propre présentateur Mohammed Kaci, coupable d'avoir un peu bousculé le porte-parole de l'armée israélienne Olivier Rafowicz. Admirez avec quel silencieux respect BFM écoute les pâteuses prophéties islamophobes du jadis génial dessinateur Enki Bilal.

Toute  prise de distance avec la cause israélienne est implicitement considérée comme anormale, dissidente. On veut bien éventuellement, plus tard, après la guerre, à l'heure de faire les comptes, critiquer Netanyahou. Mais "les otages", priorité prioritaire. Peut-être faudrait-il faire lire à Isabelle Adjani cette tribune de Rony Braumann : "ce que la presse nomme «guerre Hamas-Israël» est largement perçu, dans toutes les parties du monde, comme un conflit colonial conduit sous l’égide ou avec l’assentiment de la première puissance mondiale et des anciennes puissances coloniales. C’est la réverbération, dans les mémoires variées des nations du monde, de cette guerre et de l’écrasement en cours de la population de Gaza qui explique en premier lieu les passions qu’elle soulève, loin devant une haine des Juifs"

C'est cette conscience qui agite jusqu'aux diplomates français ou américains contre l'aveuglement de leurs propres gouvernements. C'est cette conscience, aiguë ou sourde, de la nature coloniale, et donc archaïque, de ce conflit, qui soulève les foules londoniennes, les campus américains, et ces fameux "réseaux sociaux" qui terrorisent  les collègues d'Isabelle Adjani. Mais elle ne trouve manifestement aucune voie d'accès jusqu'aux oreilles de la comédienne. 

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