Sardou-Armanet : soupe médiatique mais tube de l'été

Maurice Midena - - Scandales à retardement - Les énervé·es - 85 commentaires

Ce week-end était à l'heure de la soupe médiatique : des refrains maintes fois entendus, des grilles d'accords usées jusqu'à la moelle et des lignes de basse aussi soporifiques qu'un tube de Coldplay. Tous en chœur, les médias ont donc repris – avec le talent d'un éliminé des castings de la Nouvelle Star –, un morceau qui nous vient de nos voisins belges : le Point, Gala, Ouest-France, BFMTV et j'en passe, toute la presse française ou presque s'est fait l'écho du scandale de la fin de semaine. 

Au micro de Tipik, média numérique de la RTBF, la chanteuse française Juliette Armanet était invitée à répondre aux "opinions impopulaires" des auditeurs, un format très prisé sur YouTube et Twitch. Des spectateurs disent des trucs un peu outranciers, et le vidéaste répond, en général en essayant de donner un avis plus nuancé. Chez Tipik donc, on entend un enregistrement d'auditeur qui affirme : "Une soirée réussie, une bonne soirée, c'est uniquement si elle se termine sur «les Lacs du Connemara»". Qu'en pense Armanet ? "Aie, alors là j'ai un avis très tranché, répond-elle […] c'est carrément une sirène d'alarme, ça me dégoûte." Un peu plus loin, l'animateur de Tipik Romain Kuntz – "une séquence drôle et légère", a-t-il rappelé suite à la "polémique" – demande à l'artiste : "C'est quoi les trois titres, si tu rentres dans la pièce, t'as ça dans la soirée, c'est un non." Réponse : "Trois fois les lacs du Connemara je pense, c'est une chanson qui me dégoûte profondément". Le "côté scout", "sectaire" attisent l'animosité de la chanteuse pour le tube sardolien : "La musique est immonde."

Ensuite, eh bien, tout le monde s'est mis à vouloir poser son couplet sur cette histoire, comme des mauvais rappeurs qui veulent percer sur TikTok en découpant des instrus libres de droits. Des fans "hardcore" de Sardou ont fustigé Armanet, avec une indignation qu'on va résumer ainsi : "Pour qui elle se prend celle-là qui ne sera jamais à la hauteur de notre Michel national." Surfant sur le buzz Twitter (le sujet Sardou était encore en "trending topics" dimanche 13 août et l'est encore ce lundi), la quasi totalité des médias ont décidé d'en faire une information. Si possible en usant de titrailles bien tapageuses. Comme chez CNews par exemple : "La chanteuse déclare son aversion pour les «Lacs du Connemara» de Michel Sardou. Les internautes répondent." 

Mais aucun de ces médias n'avait quoi que ce soit à se mettre sous la dent cependant, à part des recensions de tweets et un rappel des "faits". Rien de plus que du "contenu" pour "faire du clic" donc, et exciter les meutes numériques. C'est bien triste, pour une polémique qui a pourtant des choses à dire. Personne n'a eu l'idée d'appeler un "expert", ou même de citer le dernier post Instagram de Nicolas Mathieu sur ladite polémique : le prix Goncourt 2018 est  l'auteur du roman Connemara, référence directe à la chanson de Sardou. "Rien n'est sacré en art, et sûrement pas Les lacs du Connemara, et si les jugements de goût de Juliette Armanet nous disent des choses sur son milieu, son éducation, le monde où elle évolue, les choix qu'elle fait et ceux qui l'ont fabriquée, il n'y a vraiment pas de quoi en faire un plat, commente l'écrivain. À tout prendre, j'aime mieux le dédain de la chanteuse que l'enragement de ses inquisiteurs." Un plat peut-être pas, mais un goûter estival, si. 

Drouate et gôche

Difficile de savoir comment le commentaire d'Armanet a pu embraser tout Twitter en quelques heures, alors que l'entretien est passé inaperçu pendant une semaine. La vidéo originale a été publiée sur le site de la RTBF le… 5 août ! Il semble avoir été extrait dans un "short" YouTube (la vidéo a été dérépertoriée depuis), relayé par quelques comptes Twitter avant d'exploser (1,7 millions de vues) quand il a été repris par le compte Destination Ciné, avec le tweet suivant : "Dénoncé (sic) par la Cour des Comptes, l'artiste de gauche a reçu 154 000€ d'argent public aide à la création." Rien d'illégal là-dedans, a précisé le Figaro, le 4 août dernier : mais la Cour des comptes s'interroge en effet sur la pertinence de verser des dizaines de milliers d'euros à des artistes qui n'en ont pas besoin. 

Car au fond, ce qui se joue ici, est bel et bien une affaire de clivage gauche-droite, ni plus ni moins. Pour la chanteuse, Les lacs du Connemara, c'est "de droite". "Rien ne va", dans cette chanson expliquait-elle ainsi sur Tipik. " C'est de droite hahaha", rigole son intervieweur, comme si ce trait d'esprit était une révolution humoristique copernicienne – alors que classer des objets à "drouate" ou à "gôche" pour rigoler est un jeu extrêmement commun depuis au moins les vidéos d'Usul et Cotentin chez Mediapart.

Armanet disqualifie donc une chanson sous prétexte de supposé positionnement politique. Avec cette posture morale si commune des artistes "de gauche" qui disqualifient des œuvres pour leur positionnement politique. Une moraline douteuse : quel crédit donner à une personnalité qui tape sur une chanson populaire, signe des tribunes contre l'extrême-droitisation du JDD, tout en se gavant d'argent public ? Armanet et Tipik improvisent sans grande originalité sur la tonalité majeure du mépris de classe. Cette chanson "sent la transpi un peu aussi", relève ainsi l'intervieweur. Bah oui, ça sent la transpi, parce que, devinez-quoi, quand les gens dansent, ils transpirent, mais sur Les lacs du Connemara c'est plus sale, sans doute parce que les glandes sudoripares droitières sont plus odorantes que celles des gauchistes. Alors qu'entre nous, il est certain qu'en termes de sudation, les prolos des fêtes de village n'ont rien à envier aux amoureux de Benoit Hamon qui se dandinent sous MDMA dans les soirées techno de la petite couronne parisienne ou du centre bruxellois.

Une chanson populaire, hymne des puissants

Doit-on pour autant penser qu'Armanet fait fausse note ? Le Figaro répond par un grand oui, affirmant que la chanteuse "marque contre son camp" avec cette polémique. Certes, de toutes les chansons de Sardou, Les lacs est sans doute une des plus lisses du chanteur. Le Figaro, encore, lui, a fait la liste de cinq chansons "vraiment de droite" de l'artiste, en faveur de la peine de mort ou contre "l'assistanat" – mais n'a pas cité Le temps béni des colonies, sans doute sauvée par la supposée ironie qui traverse le texte. Cela n'épuise pour autant pas le sujet. Toute la droite radicalo-extrême s'est ainsi énervée contre la chanteuse, double disque de platine avec son dernier opus, Brûler le feu : Gilbert Collard traite Armanet de"sans-voix" (faut un sacré paquet de mauvaise foi pour dire ça), Éric Ciotti pense que la personnalité assumée de Sardou est "difficile à assumer pour la bien pensance". Parce que voilà : Sardou c'est populaire, donc c'est le peuple, dont la droite aurait désormais le monopole, et il est certain que dans bien des campagnes où retentit ces chansons, on ne vote pas à gauche de LR.

Ceci étant, on n'oubliera pas qu'une chanson n'est pas qu'un texte, ni un nombre de ventes. C'est aussi un usage. Et quel usage. Cette chanson est aussi un hymne repris depuis des décennies par d'autres que les classes laborieuses. Comme les hordes d'étudiants d'écoles de commerce : des légions de manageurs et autres consultants, vouées à atteindre de hautes, voire très hautes responsabilités dans de grandes sociétés comme dans l'État managérialisé, qui se sont ralliés au son des landes de pierre, comme les loups hurlent sous la lune pour appeler leur meute. "Les lacs du Connemara" c'est cette chanson qu'entonnent les futur·es puissant·es et autres dominant·es intermédiaires pour se rappeler de la hauteur de leur rang. Ils la partagent avec les classes populaires pour mieux se rappeler la teneur véritable du rapport de force social, qui penche plus favorablement du côté des soirées étudiantes que des salles des fêtes. 

Cette polémique qui passe pour "absurde" aux yeux de Libé, est au fond un délice de tube de l'été, capable de montrer dans un refrain autant la cuistrerie de la gauche que l'hypocrisie fondamentale de la droite. Comme tout tube de l'été, tout le monde l'aura eu dans la tête, en aura été dégoûté, mais s'en souviendra (ou pas) avec nostalgie les années passant.

"TA TATA TATA TATATATATA"

On pourrait donc être tenté de renvoyer dos-à-dos la "gauche woke" aux geignants réac'. Que nenni. Il y a un autre aspect dont personne ne semble vouloir parler : en l'espèce, la musique, cette esthétique un peu grossière de la chanson, pas étrangère à son succès. Le Connemara est à la musique ce que l'andouillette est à la gastronomie – ça pue mais plein de gens trouvent ça délicieux, à commencer par l'auteur de ces lignes. Et au fond, plus personne n'écoute cette chanson : on la gueule ronds comme des queues de pelle en fin de soirée, à coup de "TA TATA TATA TATATATATA".

Trouver cette chanson "immonde" ne semble pas dépasser les bornes de l'esprit critique. Ce n'est pas parce qu'un million de personnes avaient acheté le single que ce tube mérite l'absolution. D'autant plus quand on connait la genèse de ce titre, qui fait de Sardou un troll avant l'heure : un synthétiseur prend un coup de chaud, fait un bruit de cornemuse, du coup Sardou veut faire un truc sur l'Écosse, sauf qu'il n'y connait rien. Lui et son compositeur cherchent un dépliant sur cette région. Chou blanc. Mais ils trouvent un livre sur l'Irlande. "Connemara, Connemara, ça sonnait bien, mais moi je n'y connaissais rien, je n'y étais jamais allé", se souvenait Michel Sardou auprès du Monde en 2017. La voilà, la belle chanson populaire qui prend les gens pour des billes. 

Au fond, Armanet renoue avec cette tradition perdue du clash musical, que même les rappeurs ont un peu délaissé – au grand bonheur des aéroports et de la dignité humaine. Jean-Louis Murat osait dire de Johnny Hallyday : "Le jour de sa mort, ce fut un soulagement. Comme un 6 juin 1944 pour la musique. À cause de lui, nous sommes passés pour des tocards pendant 50 ans." Mais depuis, on n'a pas grand-chose à se mettre sous la dent. Il y a bien eu Michel Fugain qui a clashé gratos Julien Doré et Benjamin Biolay. Mais s'attaquer à Sardou, c'est autre chose. Au fond, Armanet renoue avec nos traditions. Ça devrait plaire à la droite. 

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