Le violeur est étranger? Plus besoin de preuves !
Alizée Vincent - - Coups de com' - Les énervé·es - 25 commentairesLe traitement médiatique du cas de Claire Geronimi, victime de viol par un homme sous obligation de quitter le territoire français (OQTF), est aux antipodes de celui réservé aux femmes victimes de puissants. Quand le mis en cause est immigré, on parle de "femme violée", de "crime". Quand il s'agit de profils comme Patrick Poivre d'Arvor, Gérard Depardieu, Sébastien Cauet ou Gérald Darmanin, on parle de "plaignantes", ou d'"accusatrices".
Claire est crue. Et c'est la moindre des choses. Quand elle raconte dans la presse le viol qu'elle a subi, en revenant des courses, dans le hall de son immeuble, le 11 novembre 2023, les médias titrent : "Femme violée par un clandestin" (le Figaro), "Violée par un SDF" (Midi libre), "Violée pendant trente minutes par un homme clandestin sous OQTF" (TPMP). Sur les bandeaux des chaînes télé, elle est présentée comme "victime d'un viol" (BFMTV, RMC), "violée" (un autre sujet de BFMTV), "violée par un individu sous OQTF" (CNews). En commentaire, on dit qu'elle "a été agressée", que ce qu'elle a traversé est un "crime qui a bouleversé sa vie quotidienne", des "faits" (le Figaro), que c'est "l'horreur absolue" (TPMP). Le mis en cause est désigné comme "l'agresseur" (le Figaro). On lit encore "son agresseur va continuer le viol" (Midi libre).
Les habituelles précautions pour parler des victimes de viols se font rares. On entend simplement dans un énième sujet BFMTV que Claire Geromini est "a priori victime de viol présumé". Et dans un premier article du Figaro (qui ne cite pas encore Claire Geronimi) qu'"un homme est suspecté d'avoir violé deux femmes".
"Femme violée" versus "accusatrices"
Quand d'autres femmes racontent le viol qu'elles ont subi, et quand les mis en cause sont des hommes puissants, les médias utilisent un tout autre vocabulaire. Exemple avec Gérard Depardieu. Le Figarone parle plus de "femme violée", pour désigner Charlotte Arnould, mais de "jeune femme qui a déposé plainte" et qui "accuse" l'acteur de "l'avoir violée". Le journal ne rappelle pas que le "monstre" du cinéma français est accusé par seize femmes. Même chose sur BFMTV pour l'affaire PPDA. Lorsqu'elle invite Bénédicte Martin en plateau, la chaîne n'écrit pas que la "victime""témoigne". Ici, elle "accuse l'ancien présentateur d'agression sexuelle". La chaîne la qualifie d'"accusatrice". Idem sur RMC : on ne parle pas de "20 victimes" mais de"20 femmes accusant PPDA".
Ailleurs, la précaution habituelle consiste à dire "victime présumée". L'expression revient par exemple sur RMC ou TPMP dans le cas de PPDA ou chez CNews, qui écrit "victimes supposées". Cyril Hanouna n'a aucun problème pour ajouter cette précision lorsqu'il invite en plateau Bénédicte Martin, en 2022, et qu'il lui fait raconter son agression sexuelle. Le mis en cause : PPDA. "On est obligés de dire «présumé»", se justifie l'animateur.
Encore faut-il que ces médias donnent la parole aux victimes. Ce n'est pas le cas de CNews. Sur le site de la chaîne, on ne trouve strictement aucun contenu sur l'affaire Patrick Poivre d'Arvor jusqu'à sa mise en examen. Dans les rares contenus traitant des dossiers de célèbres mis en cause, jamais il n'est question de "victimes". On parle au mieux de "plaignantes", comme dans le cas de Nicolas Hulot. Sinon, c'est encore "femmes qui accusent", comme lorsqu'il s'agit de Gérald Darmanin.
Conditionnel versus présent de l'indicatif
La différence entre le traitement réservé à Claire Geronimi et celui réservé aux victimes d'hommes publics ne se loge pas uniquement dans le vocabulaire. Il y a aussi le ton. Avec Claire Geronimi, Cyril Hanouna se montre particulièrement solennel. Un silence de roi règne sur le plateau, lorsqu'elle s'exprime. "Je trouve que vous êtes très forte", dit-il. Avec Bénédicte Martin, il fait des blagues sur la tenue de PPDA lors de l'agression. Il était en chaussettes, témoigne Bénédicte Martin. "En chaussettes, c'est pas sexy...", ose l'animateur de TPMP. Il tente un petit surnom pour désigner son invitée, avant de se raviser. "Alors qu'est-ce qui se passe, Béné... dicte ?"
Ailleurs, on se protège derrière le conditionnel lorsque les affaires de viols impliquent des hommes célèbres. Dans les cas de Gérard Depardieu, le Figaro écrit qu'il "aurait agressé Hélène Darras". C'est ce que fait également BFMTV quand il s'agit d'autres victimes d'hommes connus. Comme Bénédicte Martin, invitée pour "l'agression sexuelle qu'elle aurait subie" par PPDA, écrit la chaîne. Le procédé n'est pas propre aux médias dans lesquels a témoigné Claire Geronimi. On le trouve dans toute la presse généraliste et parfois pour parler d'affaires anonymes. Ici à Paris Match
, là au Parisien ou au Monde.
Mais le deux-poids deux-mesures reste flagrant lorsque l'on compare les autres cas de mis en cause étrangers et anonymes aux mis en cause puissants, Français ou non. Dans nombre d'exemples où le mis en cause est d'origine étrangère, le Figaro décrit les faits au présent de l'indicatif ou à la voix active, et non pas au conditionnel, comme si les faits se déroulaient sous nos yeux. "C'est le début du calvaire. Dans ce huis clos étouffant, l'homme l'étrangle, lui donne des coups de poing puis la viole digitalement", au sujet d'un "suspect de nationalité tchadienne". D'un "individu de type nord africain", le journal écrit : "Sous la menace d'un couteau, il ordonne à la jeune fille de se déshabiller. Puis il la viole à plusieurs reprises dans le salon et dans la salle de bains". Dans un article sur les viols à Paris : "Une femme de 47 ans a été violée sous la menace d'un couteau dans un immeuble du boulevard de Charonne (Paris 11e) alors qu'elle dormait au rez-de-chaussée la fenêtre ouverte. Un Algérien de 22 ans, en situation irrégulière et qui venait de sortir de prison, a été interpellé." Dans un autre article encore, on lit qu'un dénommé "Ramy" -"met une main sur la bouche" de la victime "et la pousse dans son ascenseur. Puis il l'étrangle jusqu'à ce qu'elle perde connaissance", avant de la violer. Nous n'avons trouvé aucun exemple de la sorte pour des victimes d'hommes célèbres.
Preuves légitimes versus preuves illégitimes
On peut citer certains éléments d'explications, pour comprendre le ton affirmatif des médias, dans certains cas. Dans le cas du "violeur sous OQTF", on a pu arrêter l'agresseur en moins de 24 heures. On a manifestement pu faire des prélèvements ADN sur les deux victimes. Et mettre le mis en cause en détention provisoire. Dans plusieurs des cas mentionnés ci-dessus, le Figaro mentionne des traces ou des éléments volés par les mis en cause, retrouvés sur eux.
Ces détails constituent bel-et-bien des éléments de preuve sérieux, dans les enquêtes judiciaires. Ils apportent évidemment du crédit au récit des victimes, dans le cadre des enquêtes judiciaires. Mais n'est-ce pas non plus le cas de possibles récidives ? La multiplicité des témoignages de victimes ne constitue-t-elle pas un élément de preuve sérieux ? Ne permet-elle pas de dessiner un "faisceau d’indices graves et concordants", suffisant pour que les plaintes soient prises au sérieux ? La série Sambre, tirée du livre de la journaliste Alice Géraud sur le cas du "violeur de la Sambre", reconnu coupable d’avoir commis 54 agressions sexuelles et viols, n'est-elle pas justement en train de nous sensibiliser à l'urgence de mettre en lien les dossiers de victimes de viols et d'agressions sexuelles, pour mieux les protéger ? Dans les cas d'hommes célèbres, surgit quasi systématiquement la crainte que les victimes ne relaient de faux témoignages. C'est la défense de l'avocat de Sébastien Cauet en ce moment. Fait-on vraiment semblant de ne pas savoir que la part de fausses accusations de viols est estimée entre 2% et 8% grand maximum ?
Alors, pourquoi un vocabulaire différent ? Par peur de plaintes en diffamation de grands hommes médiatiques ? Le risque est certes accru dans leur cas, mais il existe pour n'importe qui. Difficile de ne pas voir dans ce contraste si fort une manière de véhiculer l'image de l'immigré dangereux, en pleine séquence sur la loi immigration. On rappellera pourtant que, dans neuf viols sur dix, l'agresseur est connu de la victime. "Dans 47 % des cas, c'est le conjoint ou l'ex-conjoint qui est l'auteur des faits", rappelle le gouvernement. Bien loin de l'image de l'assaillant sans-abri dans un parking, comme s'épuisent à le rappeler les militantes féministes.
En établissant une distinction entre les "victimes" (présentées comme telles par les médias) et les victimes "présumées", les médias entérinent non seulement l'idée de "vraies" et de "fausses" victimes. Mais en plus, ils déterminent des éléments de preuve légitimes et des éléments de preuve illégitimes. Et ce, sur des fondements stigmatisants. Dans la presse, peu importe le nom de victimes. Peu importent les témoignages concordants. Lorsque l'agresseur est puissant, les survivantes n'ont pas de statut. Lorsque l'agresseur est immigré, là, on vous croit. Charge aux médias de trancher. Croire les femmes et parler de "victimes", de "faits", de "crime" pour toutes, comme pour Claire Geronimi. Ou opter pour la précaution judiciaire et mettre du conditionnel partout. L'un ou l'autre. Pas l'un et l'autre quand ça les arrange.