Dominique Bernard, Samuel Paty... et Agnès Lassalle ?
Alizée Vincent - - (In)visibilités - Les énervé·es - 40 commentairesLa professeure, tuée en février 2023, n'est presque pas citée dans les hommages depuis vendredi
Dominique Bernard est mort le 13 octobre 2023, assassiné par un ex-élève devant son lycée, comme Samuel Paty, presque trois ans jour pour jour avant lui. Alors que les médias rendent un double hommage aux deux professeurs, un autre nom est beaucoup moins prononcé : celui d'Agnès Lassalle, pourtant professeure elle aussi, tuée, elle aussi, par un élève. Analyse de cette "absence criante".
Bien sûr, tout, ou presque, dans l'assassinat de Dominique Bernard dans la cité scolaire Gambetta-Carnot d'Arras, vendredi 13 octobre, rappelle celui de Samuel Paty. Bien sûr, il y a le profil des tueurs : des élèves ou anciens élèves radicalisés, devenus terroristes. Il y a aussi leur origine, russe, caucasienne, et proche du territoire tchétchène, dans les deux cas. Bien sûr, il y a cette phrase, glaçante, sortie par l'assaillant pendant l'attaque, à un collègue de Dominique Bernard :"T'es prof d'histoire ?" Comme un écho à l'attentat de Conflans-Sainte-Honorine, où Samuel Paty, prof d'histoire, avait été ciblé après avoir montré deux caricatures du prophète Mahomet en cours.
Et puis, bien sûr, il y a la date. Trois ans d'écart à trois jours près, entre les meurtres des deux professeurs. Ce qui leur vaut un hommage commun, ce lundi 16 octobre. Bien sûr, tout cela a été l'occasion de multiples éditos en hommage aux deux "héros", entre autres tribunes contre l'islamisme ou de portraits axés sur la laïcité - bref, toutes les questions soulevées par les conditions de leurs assassinats.
Bien sûr, une professeure d'espagnol tuée en février 2023, par un élève aux « traits de personnalité anxieuse » pouvant « perturber son discernement », cela n'est pas vraiment pareil. Elle s'appelait Agnès Lassalle. Les médias se rappellent bien de son compagnon, Stéphane Voirin. La photo frappante, prise lors des obsèques de la professeure, d'un homme endeuillé dansant seul, sans sa partenaire de vie, en costume ample, c'est lui.
Dans le cas d'Agnès Lassalle, pas de radicalisation connue du tueur. Pas d'acte terroriste. Pas d'origine caucasienne. Pas d'histoire de cours sur la laïcité. Pas de revendication. Juste une professeure qui s'est trouvée sur le chemin d'un élève fragile, psychologiquement perturbé, le jour où il a pété les plombs, comme n'importe qui d'autre aurait pu périr si n'importe qui d'autre s'était trouvé face au même élève à cet instant. Que les médias n'aient pas cité son cas, dans les multiples articles sur le meurtre du professeur d'Arras, bien sûr, cela se comprend. Vraiment ?
"Absence criante du nom d'Agnès Lassalle dans la couverture médiatique"
L'absence du nom d'Agnès Lassalle aux côtés de ceux de Dominique Bernard et Samuel Paty - que ce soit dans les discours de politiques, y compris à gauche, ou chez les journalistes et les médias - ne coule pas de source pour tout le monde. "C'est terrible, elle est passée aux oubliettes", déplore une internaute. "Merci de ne pas oublier Agnès Lassalle, professeur d'espagnol assassinée à St Jean de Luz en février dernier", a demandé une autre, en réponse à un tweet du journaliste Stéphane Simon, dédié à Dominique Bernard et Samuel Paty. Mêmes réactions, au pluriel, en réponse à un dessin de Plantu, en mémoire des deux hommes. "Ne l'oublions pas", a encore insisté le collectif féministe les CitadElles. D'autres internautes ont interpellé le gouvernement, Emmanuel Macron ou Gabriel Attal. "J'aimerais savoir pourquoi le ministre Gabriel Attal a oublié de mentionner Agnès Lassalle dans son discours", écrit un internaute. Un autre : "Elle aussi a été assassinée juste pour le fait d'être enseignante."
Certain·es professeur·es ont tenu à rappeler son nom sur les réseaux sociaux. Comme cet enseignant de français et d'histoire-géo : "ces professeurs morts dans l'exercice de leur fonction… L'État ne nous protège plus". Ou cet autre confrère : "Je penserai à eux, demain. Ainsi qu'à Agnès Lassalle, tuée pour d'autres raisons... Mais tuée quand même, en plein cours."
Les collègues d'Agnès Lasalle pensent à elle, eux aussi. Vincent Dewitte, journaliste chez Sud Ouest, a couvert le meurtre de la professeure en début d'année. Ce matin, 16 octobre 2023, il a rappelé les enseignant·es du lycée. Il est formel : "Il y a un vrai ressentiment, une vraie blessure palpable, face à l'absence criante du nom d'Agnès Lassalle dans le traitement médiatique", rapporte-t-il.
Rares hommages : des listes
Quelques hommages incluent le nom d'Agnès Lassalle, mais ils sont peu nombreux. Pour honorer la mémoire des trois professeur·es, une image noire, avec les trois noms des défunt·es profs, en blanc, a tourné sur les réseaux sociaux. L'auteur de BD Remedium a, de son côté, publié une planche-hommage sur laquelle figure son nom face à une bougie, aux côtés de ceux d'autres enseignant·es mort·es dans le passé, comme "Christine"
- pour Christine Renon, directrice d'école qui s'est suicidée en 2016.
Certains médias non plus n'ont pas oublié les autres cas de professeur·es tué·es. Reprise par la Provence, l'AFP a publié une liste des noms de la dizaine de professeurs tués en France dans l'exercice de leurs fonctions, remontant à une quarantaine d'années : John Dowling, Fabienne Terral-Calmès, Jonathan Sandler, Michel Antoine, Pierre Pauwels, Vicente Andres, André Argouges. Et, donc, Dominique Bernard, Samuel Paty, Agnès Lassalle. On peut aussi lire le nom d'Agnès Lassalle dans la Tribune ou l'Étudiant. Des listes ou des mentions, sur le registre de l'émotion.
Sous la plume de Cécile Bourgneuf, Libération a tout de même un peu poussé la réflexion. La journaliste explique avoir tenu à citer Agnès Lassalle, parce que même si "ça n'était pas une attaque terroriste, ça a traumatisé la communauté enseignante parce que c'est arrivé en plein cours". C'est cette souffrance qu'elle évoque brièvement dans son article : "Les enseignants restent aussi très marqués par l'agression mortelle d’Agnès Lassalle le 22 février, elle aussi sur son lieu de travail. Cette professeure d'espagnol d'un lycée privé catholique à Saint-Jean-de-Luz (Pyrénées-Atlantiques) avait été poignardée en plein cours par un élève présenté comme psychologiquement instable." Son papier enchaîne avec une citation de Sophie Vénétitay, secrétaire générale du Snes-FSU : "Quelque chose s'impose désormais : il va falloir protéger l'école".
Zoomer sur l'islamisme ou zoomer sur l'école ?
Et si c'était aussi ça, en fait, le sujet ? Si c'est ça, le sujet, alors Agnès Lassalle fait partie de l'équation à résoudre. Une équation qui ne se résume pas au terrorisme, mais qui questionne : comment protéger l'école ? Et pas seulement sur le plan sécuritaire. C'était le souhait des syndicats, au moment de la mort de la professeure : "Aucun personnel ne devrait être mis en danger pour le simple fait d’enseigner"
, écrivaient-ils dans un communiqué. C'est désormais le souhait des collègues d'Agnès Lassalle, d'après Vincent Dewitte. "On sait très bien que le contexte n'est pas le même, résume-t-il, mais c'est quand même la mort d'un enseignant au sein de l'école. L'école est encore frappée. L'école va mal. Et ça, on en parle moins que le terrorisme".
Plusieurs rédactions l'avaient déjà souligné à l'époque : le meurtre d'Agnès Lassalle n'est pas qu'un fait divers, une histoire de mauvais endroit au mauvais moment. Le cas d'Agnès Lassalle a été qualifié par la justice de meurtre "avec préméditation". Le tueur a mis le couteau dans son sac, à l'avance. "
Évidente préparation", avait résumé leprocureur de la République de Bayonne. Les experts n'ont pu, au début de l'enquête en tout cas, déceler "
en l'état aucune maladie mentale" ni "aucune décompensation psychiatrique aiguë" mais "
des éléments de dépression", résumait le Monde. L'attaquant avait été ainsi déclaré "accessible à une responsabilité pénale". Tout porte à croire que l'élève n'aurait pas réservé le même sort à n'importe qui. Agnès Lassallea bien été tuée parce que prof. Natacha Polony avait fait de sa mort un évènement révélateur de "grands enjeux de notre société"
: "La souffrance accrue des adolescents d'une part ; la frustration grandissante des individus face aux règles d'autre part". L'éditorialiste ne faisait pas mention de l'état des profs. Challenges avait de son côté ouvert ses colonnes à un édito de l'historien Michel Winock : "Les brèches se sont multipliées dans notre système éducatif", écrivait-il. "La mort dramatique d'Agnès Lassalle, après celle de Samuel Paty, projette une lumière crue sur notre éducation nationale, à remettre impérativement au premier rang des priorités politiques".
Comme la mort d'Agnès Lassalle, celles de Dominique Bernard et Samuel Paty charrient ces enjeux-là. En reportage ce matin du 16 octobre dans un lycée parisien, Cécile Bourgneuf de Libération
cite les propos d'une professeure : "Elle me disait que ce qui s'était passé montre la faille de l'institution. Elle avait le sentiment qu'on enterrait avec Samuel Paty et Dominique Bernard la figure du prof hussard de la République. Je trouve qu'on peut faire ici le parallèle avec Agnès Lassalle. La parole de l'enseignant n'a plus le même poids qu'avant." Elle ne parle pas d'autorité, mais de politiques publiques : "Les profs se sentent tellement déconsidérés, épuisés par les années Blanquer..." Mais vouloir protéger l'école ne veut pas dire "en faire une prison ou un bunker", note la journaliste dans son dernier article : "Un chercheur, Éric Debarbieux, me disait que 95% des violences venaient de l'intérieur de l'école", dit-elle à ASI
, en précisant qu'il s'agit de violences au sens large. "De la part d'élèves, de parents... Pas d'actes terroristes." Elle ponctue : au-delà des questions de "sécurisation des bâtiments", c'est ça aussi, selon la journaliste, qu'il faut "aussi réaliser". Inclure le cas d'Agnès Lassalle dans ces réflexions serait une manière d'y contribuer.