Confrère brûlé vif à Gaza : journalistes, indignons-nous !

Élodie Safaris - - Les énervé·es - 43 commentaires

Où sont nos tweets et nos chroniques quand Israël cible une tente de journalistes palestiniens ?

De terrifiantes images de Gaza ne cessent de nous arriver via les réseaux sociaux depuis la reprise des massacres par Israël le 18 mars dernier. La semaine dernière : la vidéo d'un père tenant, dans ses mains, la tête de son enfant arrachée de son corps par une explosion d’un bombardement de l’armée israélienne. Ce lundi 7 avril au matin, nous nous sommes réveillés avec les images insoutenables d’un homme assis à son bureau, brûlant vif. Il s'agit du journaliste palestinien, Ahmed Mansour.

Une tente de journalistes visée : 2 journalistes tués et 8 blessés

Dans la nuit de dimanche à lundi, l’armée israélienne a bombardé la tente où étaient regroupés des journalistes près de l'hôpital Nasser à Khan Younès (dans le sud de la bande de Gaza). Aux côtés d’Ahmed Mansour, qui a succombé à ses graves blessures le 8 avril, Helmi Al-Faqaawi, un autre journaliste (en charge des médias sociaux) de Palestine Today, a également été tué, ainsi qu’un troisième jeune homme, Youssef Al-Khazindar. Le média est décrit comme proche de l’organisation Jihad islamique par le Committee to protect journalists (CPJ), une association, basée à New York, qui défend la liberté de la presse et les journalistes dans le monde.

Le CPJ a recensé huit autres journalistes blessés dans l’attaque : Ahmed Al-Agha (BBC Arabic), Mohammed Fayeq (photojournaliste freelance), Abdullah Al-Attar (photographe pour Anadolu Agency qui possède plus d'1,9 millions d'abonnés sur Instagram), Ihab Al-Bardini (cadreur pour ABC), Mahmoud Awad (cadreur pour Al Jazeera), Majed Qudaih (correspondant pour Radio Algérie), Ali Eslayeh (photographe pour Alam 24), Abed Shaat (photographe AFP).

Encore un "dommage collatéral" ? Point du tout. L'armée israélienne a assumé ce bombardement et dit avoir visé Hassan Eslaiah (directeur du média Alam 24)  qu'elle qualifie de "terroriste du Hamas" qui "opère sous l'apparence d'un journaliste". Une accusation récurrente à l'endroit de journalistes palestiniens, comme le déplore Reporter Sans Frontières auprès de France 24"Ces accusations sont généralement fondées sur des preuves insuffisantes et qui ne donnent de toute manière pas un permis de tuer ni une justification pour ces crimes". 

Le 25 mars, à Beit Lahia (nord de la Bande de Gaza), Israël a assassiné par frappe de drone Hossam Shabat, un journaliste d'Al Jazeera de 23 ans, lui aussi accusé d'être un terroriste. Dix jours plus tôt, c'est le journaliste Mahmoud Isleem Al-Basos qui était tué par les drones de Tsahal dans la même localité alors qu'il accompagnait un convoi humanitaire. Il avait filmé avec des drones des images  pour le "Gaza Project", coordonné par Forbidden Stories. La même plateforme de journalistes qui a produit une enquête prouvant que des journalistes palestiniens filmant avec des drones sont pris pour cibles par l’armée israélienne

Un traitement médiatique bien insuffisant

Dans les médias français, si la frappe israélienne sur la tente des journalistes à Khan Younès est loin d'avoir fait les gros titres, elle n’est pas pour autant complètement passée sous silence. Un article de Sami Boukhelifa pour RFI (leur envoyé spécial permanent à Jérusalem), donne la parole à Salma Kaddoumi, une collègue d’Ahmed Mansour qui raconte l'indicible: "notre collègue journaliste était assis en train de travailler sur son ordinateur portable, lorsqu’il y a eu la frappe. Son corps a été criblé d’éclats. Blessé, il n’avait plus la capacité de bouger pour sauver sa vie… et il a été dévoré par les flammes"Le Monde consacre un papier à cette "génération de jeunes journalistes, souvent formés sur le tas" et interviewe Bader Tabash qui a filmé la scène : "Nous étions retournés nous reposer après avoir couvert le massacre perpétré contre la famille Al-Naffar, dans le centre de Khan Younès, lorsque nous avons été surpris par une explosion vers 2 h 30. La tente de Palestine Today était en feu". Libération le traite dans un papier CheckNews, tout comme Les Observateurs de France 24, auprès de qui le journaliste palestinien Ramy Toima (qui a tenté de venir en aide à ses collègues et a documenté les faits sur son compte Instagram) confirme que la tente était clairement connue et identifiée comme abritant des journalistes. Ce qu'assure également Jonathan Dagher, responsable du bureau Moyen-Orient de Reporters sans frontières. 

Côté médias audiovisuels, les mentions se font encore plus rares. BFM évoque les faits dans un sujet via un échange de quelques secondes avec le journaliste Rami Abou JamousSur France Info TV, l'information est "traitée" en quelques mots (littéralement) en plateau à l'occasion de la visite de Macron en Egypte aux frontières de l'enclave palestinienne. Aux JT de France 2 et de TF1 : rien.  Sur France Inter, enfin, un reportage de Thibault Lefèvre et Rami Almaghari, est diffusée une seule fois le 8 avril dans le journal de 7h30 (ainsi que sur France Info et France Culture). Y est évoquée l'horrible scène du père du petit Hamza Abu Issa décapité, et l'assassinat des journalistes à Khan Younès.

Quelques autres médias en ligne reprennent les éléments de l'AFP qui titrait dans son "urgent" [un format de dépêche] "frappe sur des journalistes à Gaza : un média proche du Jihad islamique annonce la mort d'un de ses employés". Une formulation qui, bien que factuelle, épouse les éléments de langage de Tsahal dans sa justification des attaques à l'encontre de journalistes. Le journaliste francophone Rami Abou Jamous qui tient son journal de bord à Gaza sur le site L'Orient XXI depuis février 2024, vient de consacrer son dernier billet à Ahmed Mansour. À ce sujet, et je veux restituer son propos dans sa longueur, il écrit : "Oui, Ahmed travaillait pour Falastin Al-youm, («Palestine Today» — «Palestine aujourd’hui») depuis la fin de ses études de journalisme, il y a dix ans. Oui, ce média est lié au mouvement du Djihad islamique. Mais d’après ses amis, Ahmed était l’un de ces nombreux journalistes qui ne partagent pas l’idéologie de leur employeur, Fatah, Hamas ou autres. Pour faire leur travail, ils n’ont guère d’autre solution, la plupart des médias de Gaza dépendent plus ou moins d’un mouvement politique". Et il ajoute, un peu plus loin : "Ce qui me rend triste, c’est cette façon de prendre le point de vue israélien pour traiter de ce qu’il se passe à Gaza. D’adopter la vision du plus fort. Nous sommes sous occupation. L’occupant traite les occupés de «terroristes». N’importe quelle personne occupée est un terroriste".

Où sont les tweets et les chroniques ?

Au-delà de ce traitement médiatique insuffisant, le silence assourdissant de notre corporation face à un nouveau massacre de confrères palestiniens est insupportable. Où est l'indignation collective des journalistes français suite à la vision d'horreur d'Ahmed Mansour brûlant vif dans cette vidéo insoutenable ? Où sont les tweets et publications sur les réseaux sociaux pour dire "stop" au massacre de nos collègues palestiniens qui se font, jour après jour, éliminer par Israël en toute impunité ? Où sont les chroniques de nos matinaliers et autres éditocrates toujours prompts à s'indigner pour des bonnets ou des coquilles quand il s'agit de réclamer encore et encore à Israël de laisser les journalistes étrangers entrer à Gaza ? Où sont les réflexes corporatistes que l'on nous reproche tant quand il faut dénoncer l'impunité totale dont jouit Israël en assassinant des journalistes ? Où est la mobilisation que le Syndicat des journalistes palestiniens et le CPJ appellent de leurs voeux afin que le journalisme à Gaza ne soit plus une "mission suicidaire", comme l'énonce le journaliste Feurat Alani dans un format dessiné pour Arte sur cet "impossible journalisme" ? "Nous autres journalistes hors de Gaza, avons-nous fait ce qu’il fallait ?" interroge-t-il plus loin.

Selon les différents décomptes (de la Fédération Internationale des Journalistes ; du CPJ ; de l'initiative Stop Murdering Journalists), près de 200 journalistes et employés de médias ont été tués depuis le début de l'offensive israélienne à Gaza suite aux attaques terroristes du 7-Octobre. Un rapport publié par l’université américaine Brown établit que ce chiffre dépasse le total de ceux tués durant les deux guerres mondiales, et cinq autres conflits majeurs depuis la Guerre de Sécession en cumulé.

Dans un tweet publié le lendemain du bombardement israélien, Lima Bustami, la directrice du département juridique de l'ONG Euro-Med Monitor, pointait qu'Israël s'appuyait sur "l’indifférence du monde à l’égard de la vérité" et envoyait, à travers cet énième massacre, un message aux journalistes gazaouïs : "votre vérité ne signifie rien. Nous pouvons vous tuer la caméra à la main, et personne ne vous sauvera". Il est plus que temps de la faire mentir.

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