Climat : +1,5°C en 2023, pas assez pour faire la Une

Loris Guémart - - Nouveaux medias - Médias traditionnels - (In)visibilités - Les énervé·es - 26 commentaires

Est-ce la lassitude issue de l'impression d'avoir déjà écrit la même chose 100 fois ? Est-ce l'impossibilité de faire vendre des journaux avec une information déprimante que nous ne voulons pas lire ? Ce jeudi 8 février 2024, l'observatoire européen Copernicus annonce en matinée que la planète a franchi, sur les douze mois de l'année 2023, le seuil des 1,5°C de réchauffement global. La mesure sort suffisamment tôt pour bénéficier d'un cycle complet d'information au sein des médias français : reprises par les chaînes d'information et par l'AFP, mise en valeur de cette nouvelle actualité dramatique sur les pages d'accueil des sites des médias, reportages aux journaux télévisés de 20 heures, jusqu'aux couvertures de journaux du lendemain. Et ce d'autant plus que la journée est marquée par l'annonce que plus de 5 000 personnes sont mortes de la chaleur des canicules de 2023 en France, que les stations de ski manquent plus que jamais de neige, qu'une incroyable chaleur continue de marquer cet hiver en France, et que les inondations se succèdent dans le Pas-de-Calais. Quatre événements directement liés au dérèglement climatique.

En théorie, donc, l'information pouvait être considérée comme majeure. En théorie, parce qu'en pratique, ce n'est pas vraiment ce qu'il s'est passé. Ça avait pourtant plutôt bien commencé. Le 8 février, l'AFP se fend rapidement d'une dépêche – comme ses homologues Reuters et Associated Press. "Jamais un mois de janvier n’avait été aussi chaud et pour la première fois, la planète a dépassé sur 12 mois consécutifs la barre de 1,5 °C de réchauffement par rapport à l’ère préindustrielle, écrit l'agence de presse dans ce texte tel que republié par Sud Ouest. La surface des océans est elle aussi en surchauffe, avec un nouveau record en janvier de 20,97 °C de température moyenne. Cette valeur s’inscrit au deuxième rang des plus chaudes tous mois confondus, à moins de 0,01 °C du précédent record d’août 2023 (20,98 °C)." Du Monde à Libération en passant par le Figaro, la Croix ou le Parisien, toute la presse reprend rapidement la dépêche, semblant marquer l'importance de cette statistique climatique.

À l'antenne des chaînes d'information en continu, sa trajectoire est plus contrastée, selon notre recension. la matinale de la chaîne Franceinfo consacre, à la suite de ses reportages sur les inondations dans le Pas-de-Calais, deux séquences au fait que le mois de janvier a été le plus chaud de l'histoire mondiale. Peu après 8 h, un bandeau annonce l'augmentation de 1,5°C, et le fera toute la journée. Mais cette nouvelle n'est suivie ni de reportage, ni de discussion en plateau. Sur LCI (focalisée sur Gaza et l'Ukraine) comme sur CNews (concentrée sur l'immigration), l'information n'apparaît pas durant la journée ce 8 février.

Seule BFMTV consacre quelques minutes, à deux reprises et avec plusieurs journalistes en plateau, à évoquer ce réchauffement. La chaîne d'information le fait ainsi dès la fin de matinée, en clôture d'un reportage à propos des inondations dans le Pas-de-Calais. "Ces phénomènes extrêmes-là, il va falloir s'y habituer, évidemment, avec le réchauffement climatique", conclut le journaliste Maxime Switek. "Alors qu'on apprend que la chaleur a fait plus de 5 000 victimes l'été dernier, les canicules, la chaleur en général, il va falloir, oui, s'y habituer", poursuit la journaliste Roselyne Dubois en donnant la parole à son confrère François Pitrel. "Ça veut dire que ce qui se passe dans le Pas-de-Calais en ce moment, ça va arriver de plus en plus souvent", explique-t-il en rappelant qu'à l'inverse, l'été ou en période de chaleur, les précipitations seront moindres, "c'est ce qu'il se passe dans les Pyrénées-Orientales". Il met l'accent sur notre responsabilité collective, précisant que ce record annuel est aussi attribuable pour "une toute petite partie" au phénomène El Niño. Roselyne Dubois rappelle que les ours n'ont "même pas hiberné" dans les Pyrénées, et lance un reportage à propos de la "seule solution" des stations de ski privées de neige dans les Cévennes : "Se diversifier."

Et puis, le franchissement de ce seuil de 1,5°C sur 12 mois disparaît  des journaux. À 16 h 30, une recension des pages d'accueil de la grande presse montre le désintérêt des hiérarchies journalistiques. Sur les sites du Monde, de l'Humanité, de Mediapart, du Figaro, du Parisien : rien, pas un appel de titre, pas même dans les rubriques "environnement" pour les médias en proposant. Dans les pages d'accueil de Libération et de la Croix, après quelques dizaines d'articles portant sur d'autres sujets, figure tout de même un lien vers la dépêche AFP de la matinée – que Libé accompagne d'un post

Arrive l'heure des journaux télévisés, certes plus les grand-messes médiatiques d'autrefois mais encore des symboles du paysage informationnel. Sur TF1, ce réchauffement historique ne vaut pas une évocation. Sur le site web de la chaîne, l'article de sa journaliste spécialiste de l'environnement est accompagné par un reportage positif et sans la moindre évocation du dérèglement climatique à propos des chaleurs délirantes au pied des Pyrénées – ce qui a un petit air de déjà-vu. Du côté du service public, l'information est évoquée dès les premières minutes du 20 heures. "Chaleurs en hiver, inondations, aussi, puisque de nouveau une vigilance orange aux crues dans le Pas-de-Calais", indique en plateau Karine Baste, juste avant un reportage auprès des habitants "désemparés"

La presse française allait-elle mettre le paquet le lendemain ? La question trouva rapidement sa réponse dans les Unes du 9 février, par un silence retentissant. Aucun journal, qu'il soit national ou régional, ne met l'information en couverture. Un choix également adopté par la grande presse anglophone à en juger par les Unes du Guardian au Royaume-Uni, ou du New York Times et du Washington Post aux États-Unis. Ces deux derniers médias proposent seulement sur le web des articles de leurs spécialistes rappelant qu'il n'est pas trop tard pour agir afin d'éviter d'abattre le seuil de 1,5°C fixé par les accords de Paris, déterminé sur un temps plus long – ce qu'indiquait l'AFP dès sa première dépêche. Selon notre recension, seuls deux médias sortent du lot par la profondeur de leur couverture de cet événement historique. Deux médias britanniques, en l'occurrence : la BBC et le Financial Times, dont les articles de la rédaction sont enrichis d'infographies détaillées, et pas seulement des captures d'écran de l'observatoire européen Copernicus. Mais peut-être sommes-nous, journalistes, déjà trop habitué·es au dérèglement climatique pour faire du franchissement de chaque nouveau seuil de température une actualité de grande ampleur.

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