Canicule : parler des records de température est-il devenu inutile ?
Alizée Vincent - - Médias traditionnels - Pédagogie & éducation - Les énervé·es - 28 commentaires
C'est un indicateur factuel, facile à comprendre, entré dans le vocabulaire collectif, un peu comme le PIB : celui des "records de température".
En cette première quinzaine d'août, avec la canicule, ils explosent. Et c'est l'une des missions de la presse que de l'exposer. "La mer Méditerranée pourrait atteindre 30 °C dans les prochains jours, du jamais-vu depuis 2003", rapporte ainsi le Parisien. "La France fait face à une canicule d'une «intensité historique»", titre le Figaro, à partir d'une dépêche AFP. "Des records absolus de températures battus", renchérit France Bleu. "41,6°C Bordeaux, 42,1°C à Bergerac: des records absolus de chaleur battus ce lundi", annonce aussi BFMTV. Ce, parmi une multitude d'autres rédactions, du Sud de la France à la Bretagne, à répéter le terme de records "absolus".
L'idée de "record de température" fait tellement partie de notre horizon mental que les médias y apposent aujourd'hui l'adjectif d'"absolu". Le fait que les rédactions se sentent obligées d'ajouter de tels attributs (Actu.fr qualifie même, en titre, les températures de "dingues") prouve que l'idée de "record de température" est devenue un marronnier. Mais que restera-t-il aux médias pour dire la gravité de la crise, après les "records absolus" ? Qu'en sera-t-il lorsque ces "records absolus" seront, à leur tour, devenus marronniers ?
Cette impasse intellectuelle démontre que l'angle des "records" de températures est désormais insuffisant.
Bien sûr, l'indicateur du "record de température" est parlant, pratique, direct. Bien sûr, il mérite encore d'être relayé dans la presse. Peut-être, un temps, a-t-il permis de choquer, marquer les esprits. Mais cette époque est déjà révolue. Les climatosceptiques trouvent toujours un moyen de les minimiser ; de dire que c'est déjà arrivé. Le reste du public, lui, s'habitue. On s'attend chaque année à ce que les chiffres du thermomètre augmentent, passent dans le rouge (et maintenant, sur les cartes de Météo France, dans le violet : autre preuve qui montre que notre référentiel ne suffit plus et ne suffira bientôt plus), à tel point que les celsius ne veulent plus dire grand chose. Comme les indicateurs de la croissance et le PIB : on entend leurs variations, à la radio ou à la télé, mais les données n'impriment pas dans nos cerveaux. Ce, même lorsqu'ils ont les ressources pour s'intéresser sincèrement à l'état du monde et du vivant.
Rappelons en plus que Météo France a récemment changé l'indexe des températures-records. En 2022, l'agence a adopté un nouveau référentiel pour définir les normales de saison. Ces températures-échelon sont "calculées sur 30 ans et mises à jour toutes les décennies", expliquait Météo France. "Ces nouvelles « normales » sont cependant loin de décrire notre climat normal d'il y a encore quelques décennies", prévenait encore l'institution. Autrement dit : les "records" ou les "records absolus" d'aujourd'hui ne sont même plus dans l'ordre des "records" de ceux d'hier. Ils explosent l'échelle originelle. Un détail très rarement rappelé par les rédactions qui titrent sur les records.
Alors quoi ? Comment faire comprendre au public, au lectorat, aux téléspectateurs·rices, auditeurs·rices, l'urgence climatique ? En faisant sentir le réel. Pas celui des marchand·es de glace qui rafraichissent les badauds au bord de la plage, ou des vendeurs de ventilos et de piscines qui font fortune, comme aiment le raconter les JT. Mais en racontant la souffrance due au climat. Souffrance aussi factuelle que l'état du thermomètre.
En citant les records, soit, mais aussi, en continuant d'aller voir les agriculteurs·rices aux récoltes gâchées, les sans-abris, les travailleurs·euses en extérieur, les habitant·es ou encore les malades meurtri·es par cette chaleur. Comme l'AFP et le Monde, qui donnent la parole à Pierrette, landaise de 76 ans, sortie de chez elle "contrainte et forcée" pour aller chez le médecin en dépit de l'air étouffant. "«Si j'avais eu le choix, j'aurais hiberné chez moi», confie la septuagénaire, qui se refuse à utiliser la climatisation à son domicile : «C'est une aberration, il faut produire du chaud dehors pour avoir du froid dedans.»", dit-elle. Ou comme les médias qui pensent aux animaux - ceux de la forêt, ceux des zoos, ou ceux de compagnie - pour montrer également leur souffrance à eux.
Mais aussi, en mettant en relation les évènements climatiques à travers le monde. Si nous sommes tous·tes bien au courant des températures de folie en France cette semaine, quels médias ont fait le lien avec les autres catastrophes en cours ? Ont montré le tableau complet ? Par exemple, avec le Colorado en feu, au point où il a fallu vider les prisons ? Ou le fait que l'Europe aussi, brûle à large échelle, de l'Italie aux Balkans ? Que trois millions de personnes ont été appelées à évacuer leurs maisons au Japon, à cause de pluies torrentielles potentiellement "mortelles" ? Qu'une panne d'électricité géante a eu lieu à Bagdad, à cause de la température, de 50 degrés ? Que plus de mille personnes sont mortes en Espagne, durant la canicule de juillet ? Qu'en France, la canicule est en partie responsable de la hausse des noyades ? Car, oui, la crise climatique, c'est plombant. Oui, c'est la mort, partout, en même temps. Passée l'annonce des "records", il faut quand même le rappeler.