ASI met en cause un photographe… à tort

Loris Guémart - - Déontologie - Le médiateur - 16 commentaires

Dans notre émission sur les portraits de presse au prisme du genre, en particulier dans "Libération" et dans "Télérama", nous évoquions une photo illustrant un portrait de l'autrice féministe Pauline Harmange dans "Libé", photo la montrant avec des aisselles poilues, ce qui lui a valu une campagne de harcèlement antiféministe sur les réseaux sociaux. Avait-elle demandé au photographe que ce cliché ne soit pas choisi ? C'est ce qui a été affirmé pendant notre émission, à tort. Cela pose plus largement la question de l'exercice du contradictoire dans nos émissions.

Tout commence par un courriel, reçu le 11 octobre, du photographe Stéphane Dubromel. Il a photographié l'autrice féministe Pauline Harmange pour un portrait dans Libération, photo montrée – et critiquée – dans notre émission du 24 septembre dernier, consacrée aux stéréotypes de genre dans les portraits de presse. Notre invitée principale était Marie Docher, une photographe à l'origine d'un mouvement qui lutte notamment contre ces stéréotypes, La Part des femmes. Dubromel écrit à ASI "L'invitée, Marie Docher, dont les études ont par ailleurs une grande valeur, avance une description de la séance photo que j'aurais eue avec cette autrice totalement fausse, et diffamante, quant à mon professionnalisme, et mon respect vis-à-vis des personnes que je photographie, nous a-t-il écrit. Cette description fait de moi un photographe qui dupe son modèle, ment et triche, et se moque bien des conséquences de ses publications." Le photojournaliste regrette de ne pas avoir été joint par Arrêt sur images en amont de l'émission, et demande à pouvoir répondre à cette mise en cause de son travail.

Que s'est-il passé ce jour-là sur notre plateau ? Afin de discuter des biais de genre dans les portraits de presse, notre animatrice Nassira El Moaddem évoque cette photo montrant Pauline Harmange avec des poils aux aisselles, ce qui peut être perçu comme un refus d'obéir aux diktats de la beauté féminine et du male gaze. Harmange est l'autrice du livre Moi, les hommes, je les déteste (éditions Monstrograph, 2020), et la photo apparaît comme la représentation presque stéréotypée d'une militante féministe. 

Surtout, le cliché lui a valu de subir un harcèlement antiféministe sur les réseaux sociaux, et constitue un des déclics de l'étude menée par le collectif La Part des femmes sur les biais de genre dans les photos de presse, étude à l'origine de notre propre émission. "Vous avez parlé de cette photo-là avec Pauline Harmange ?", demande sur le plateau notre présentatrice à Marie Docher, photographe et membre du collectif. "Oui, parce qu'on avait fait un article quand elle est sortie, répond notre invitée. [Le photographe] lui montre, comme ça (il lui montre le cliché sur son appareil pendant la séance photo, ndlr), et puis elle dit «Ouais, ça… si ça passe, moi c'est la shitstorm que je reçois». C'est une féministe, elle le sait. [...] et elle le dit, elle l'a dit sur Twitter, on lui a posé la question et elle l'a dit." La mise en cause du photographe est effectivement directe – voir l'extrait ci-dessous.

"Une photo forte ne vaut pas une campagne de cyberharcèlement"

Joint par ASI, Stéphane Dubromel raconte la séance photo au domicile de Pauline Harmange. Entre des prises de vue plus classiques, il lui propose cette fameuse photo mettant en valeur ses aisselles, ce qu'elle accepte. Mais il ne lui montre pas la photo sur son appareil ("Je ne le fais jamais pour un portrait"), ni n'a de commentaire de sa part à propos de ce cliché, jusqu'à la publication par Libération – ce que nous a confirmé Pauline Harmange. "Si cet échange s'était produit, je n'aurais pas envoyéles photos montrant les aisselles à Libération !", explique le photographe. "On en aurait discuté, car elle se démarque de l'ensemble de la production. Mais une photo forte ne vaut pas une campagne de cyberharcèlement", reconnaît-il. 

Dans un second temps, après publication du portrait, l'agent littéraire de Pauline Harmange, sans exprimer de reproche particulier, demande au photographe, "vu certaines réactions", que les deux photos mettant en valeur les aisselles de l'autrice "ne soient pas disponibles à la vente", pour une parution dans d'autres médias. Stéphane Dubromel s'exécute, refusant ainsi, selon les courriels que nous avons consultés, de vendre le cliché publié par Libération au Times britannique.

"J'en veux plutôt à «Libération»"

Quelques jours après la publication de son portrait, l'autrice féministe critique vivement Libération dans un post Instagram supprimé depuis. "J'aurais aimé que le journal choisisse une autre photo. Il y en avait d'autres très chouettes, qui auraient permis qu'on se concentre sur autre chose que ma pilosité. J'aurais dû me douter que ce serait cette photo-là qui serait choisie. Sur le coup, ça ne m'a pas fait tiquer : je vis avec mes poils et je m'en fous, je n'y pense presque plus. Là on dirait que c'est une immense partie de mon identité. Que ça fait partie de mes revendications. Alors que non, mes poils ne sont pas militants, explique Pauline Harmange. En choisissant cette photo, Libé a choisi le clic et la réaction. Au détriment de mon intégrité, du respect de ma personne."

Au téléphone avec ASI, elle confirme n'avoir aucun grief à l'égard du photographe. "J'en veux plutôt à Libération. C'était ma première séance photo pour un média, je n'étais pas du tout au courant de la manière dont ça se faisait. Au vu de mon travail, j'aurais vraiment apprécié qu'ils me recontactent avant publication, même si j'imagine que ça ne se fait pas, que ce n'est pas dans les usages médiatiques… qui seraient à revoir. Si on m'avait demandé deux semaines plus tard (soit juste avant publication, ndlr), j'aurais certainement dit non." Elle n'a pas souvenir d'avoir été contactée par La Part des femmes, dont elle a par ailleurs apprécié l'article – qui n'évoque pas cette anecdote. Jointe par ASI, Marie Docher assure qu'un échange a bien eu lieu avec Pauline Harmange (ce qu'elle indique à Nassira El Moaddem lors de la préparation de l'émission), sur les réseaux sociaux. Mais elle reconnaît qu'elle serait embêtée que l'anecdote rapportée en plateau se révèle erronée, alors que le collectif s'astreint à joindre un maximum de monde lors de ses exercices critiques.

"J'aurais dû le contacter"

Et ASI, alors ? Dans le cadre de cette émission préparée par Nassira El Moaddem et la rédactrice en chef Emmanuelle Walter, l'exercice contradictoire le plus essentiel concernait les services "photo" de Libération et de Télérama, dont la production était l'objet de l'étude de La Part des femmes. Les deux responsables de la photo chez Télérama n'ont pu se libérer pour l'émission, celui de Libération nous a répondu… après l'émission. Heureusement, celui de Mediapart, Sébastien Calvet, a accepté de venir – il était photographe pour Libération jusqu'en 2015. "Ce sont les choix iconographiques des deux titres qui nous intéressaient, et sur cet aspect, on a fait notre travail pour assurer le contradictoire, afin qu'ils discutent de l'analyse faite par Marie Docher, nous expliquent comment se déroulent les shootings, les sélections", explique Nassira El Moaddem. 

Elle a néanmoins joint, ou tenté de joindre de nombreux portraitistes de presse, que leurs travaux soient ou non évoqués dans l'émission, à l'instar d'Olivier Roller dont le travail a fait l'objet d'un débat en plateau. Mais elle n'a effectivement pas tenté de joindre Stéphane Dubromel, pas plus que bien d'autres dont le travail est présent dans les planches montrées ce jour-là : "Matériellement parlant, c'était quasiment impossible de contacter tous les photographes." N'aurait-il cependant pas été pertinent d'appeler au moins ceux dont le travail risquait d'être spécifiquement mis en cause au sein de l'émission, même si la journaliste ne pouvait pas savoir ce qui serait dit en plateau (tourné dans les conditions du direct sans aucun montage ultérieur) ? "Il n'y avait pas de volonté de diffamer ou d'être mal intentionné, mais je comprends qu'il nous ait écrit, j'aurais fait la même chose à sa place ! Mea culpa, j'aurais dû le contacter, et je ne l'ai pas fait."

L'exercice contradictoire pas toujours respecté

Si la colère du photographe est légitime, il est plutôt ironique qu'elle porte sur cette émission, où Nassira El Moaddem a contacté de nombreux photographes. Il n'est en effet pas rare que des médias ou des journalistes mis en cause à travers des séquences de nos émissions ne soient pas contactés lors de leur préparation. Exemple concret : lors de la préparation de ma "carte blanche" d'été à propos des youtubeurs produisant des enquêtes journalistiques, je n'avais pas essayé de joindre deux des personnes mises en cause. Le travail de la première, Aude Favre, n'était abordé que de manière très périphérique. Le travail de la seconde, la vidéaste Liv, l'était par contre de manière frontale, l'une de ses vidéos à tonalité paranormale avait permis de débattre en plateau de l'usage galvaudé du mot "enquête" sur YouTube. 

Pourquoi n'ai-je pas tenté de les joindre ? Pour des raisons proches de celles évoquées par Nassira El Moaddem : exercer le contradictoire de la manière la plus large possible prend un temps considérable. C'est un exercice auquel nous nous astreignons évidemment au sein de nos articles et enquêtes, même si peuvent subsister ce que j'appelle des "balles perdues", ces mises en cause annexes pour lesquelles nous n'appelons pas systématiquement : par exemple, dans le cadre d'une recension liée à une erreur médiatique, nous tentons de joindre les médias les plus importants, mais pas forcément la totalité de ceux qui sont nommés. Les éditoriaux de Daniel Schneidermann, ainsi que l'ensemble des chroniques, sont exemptés de toute pratique contradictoire par leur nature même d'avis, d'analyse, de commentaire.

Mais la question n'est pas définitivement réglée concernant les émissions. Parce que nous ne savons pas toujours exactement ce qui sera dit en plateau. Et parce qu'il est parfois difficile d'évaluer si une mise en cause sera centrale dans l'émission, ou périphérique, alors que la charge de travail représentée par un exercice contradictoire le plus extensif possible dépasse parfois nos moyens – nous avons cependant décidé de renforcer ceux alloués à l'émission, notamment avec des articles préparatoires ou l'assistance d'un journaliste supplémentaire. 

Parfois, l'absence de tout intérêt pour les abonnés d'un contradictoire qui serait exercé de manière strictement formelle nous pousse aussi à nous abstenir. "Par exemple, si je veux parler dans le Club indé des grands médias qui touchent les aides à la presse de l'État, je ne vois pas très bien ce que je pourrais faire", donne en exemple notre Emmanuelle Walter. Appeler l'Alliance pour la presse d'information générale (Apig), le syndicat patronal de la grande presse ? "Mais pour leur demander quoi ? Appeler pour le principe, sans voir ce qui pourrait en ressortir d'intéressant pour les abonnés, dissuade d'appliquer une pratique contradictoire systématique." Cette réflexion ne valait cependant pas pour Stéphane Dubromel : "S'il y a un cas dans lequel on aurait dû le faire, c'est bien celui-là", ajoute Emmanuelle.

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