"Mediapart", "vol d'infos" et "ASI" : accusations et conciliation
Maurice Midena - - Investigations - Le médiateur - 44 commentairesEn décembre dernier, nous publiions un article expliquant que deux journalistes pigistes accusaient "Mediapart" de leur avoir volé des informations pour une enquête cosignée par trois autres reporters indépendants. Depuis, une conciliation a été signée entre le média et les journalistes, reconnaissant leur "contribution" à l'enquête. Et François Bougon, responsable du pôle international de "Mediapart", a critiqué notre article d'alors dans un billet de blog. Le médiateur revient sur cette très complexe affaire de circuit de l'information.
"Deux journalistes accusent Mediapart de vol d'informations" : c'est ainsi que nous avons titré un article publié en décembre 2022. Nous y racontions donc que deux journalistes, Stéphane Kenech et un second (qui a demandé l'anonymat pour l'article et l'a à nouveau demandé pour le présent billet du médiateur) accusent le média d'investigation d'avoir publié, dans une série d'enquêtes sur l'association SOS Chrétiens d'Orient, des informations qu'ils avaient eux-mêmes découvertes, sans les créditer ni les rémunérer. Le tout, sur fond d'une très grande tension dans leurs relations avec deux autres pigistes, Ariane Lavrilleux et Élie Guckert, qui ont cosigné cette enquête sur le site de Mediapart.
Le 24 mars 2023, une conciliation – qu'ASI a pu consulter – a été signée entre Mediapart et Stéphane Kenech. Mediapart acceptait de régler "pour sa contribution aux trois articles" publiés sur SOS Chrétiens d'Orient, la somme de 1 700 euros bruts "à titre de pige". Les deux parties s'engageaient à "ne plus évoquer cette affaire" et ne plus "porter atteinte à l'honneur et à la réputation de chacune des parties en lien avec l'application de ces trois articles". Sauf que le 17 avril, Kenech décide de faire fuiter la conciliation sur son compte Twitter – dans des tweets qu'il a supprimés depuis. Selon Mediapart, cette sortie pourrait rendre "caduque" la conciliation.
Une histoire de signature disparue
Dans la foulée, le responsable du pôle international de Mediapart, François Bougon, publie un billet sur la partie blog de Mediapart affirmant que son média "n'a pas volé d'informations à des journalistes pigistes". Bougon, qui a supervisé la publication de l'enquête en trois volets sur SOS Chrétiens d'Orient, s'en prend aussi à l'article d'ASI, qui selon lui, "malgré la contestation que nous [Mediapart] apportions aux accusations portées contre nous, reprenait essentiellement le point de vue de Stéphane Kenech." À l'époque de notre enquête, Mediapart avait refusé de nous fournir des éléments précis pouvant infirmer les accusations de Stéphane Kenech. Dès lors qu'une "procédure aux prud'hommes était en cours, nous ne pouvions rentrer dans le fond du sujet", confirme aujourd'hui Stephane Alliès, codirecteur éditorial de Mediapart. Alliès regrette également auprès d'ASI que les réponses qu'il avait données à l'époque par écrit, qui se tenaient en un bloc cohérent et argumenté, aient été publiées sous forme de fragments de citations dans l'article. "C'est en effet un reproche que l'on peut nous faire, me répond Loris Guémart, rédacteur en chef d'ASI. Nous aurions dû être plus explicites" sur la forme des réponses données par Alliès.
Comme le remarque Bougon dans son billet de blog, notre site "a enlevé sans aucune explication la signature de l'autrice". Et c'est vrai. Il se trouve que la journaliste qui a écrit ce papier était en stage chez nous et qu'après son stage, elle nous a demandé d'enlever ses signatures de tous les articles qu'elle avait écrits. La raison : des motifs d'ordre professionnel – qu'hélas ASI ne peut développer ici pour le moment. Précisons seulement que ces motifs ne sont en aucun cas liés au contenu de l'article, ou même à la nature de son travail passé chez ASI.
Revenons à l'origine de notre article. Loris affirme avoir trouvé le sujet en tombant sur un tweet de Kenech, puis reçu les premiers éléments : "Je me rends compte que les accusations [de Kenech] sont appuyées par des éléments, que l'on peut consulter, mais qu'on ne peut pas détailler dans l'article puisque Kenech les réserve au tribunal." Il décide donc de mettre notre journaliste stagiaire sur le coup.
Un premier article "non conclusif"
Le médiateur, dans cette affaire, n'a pas joué seulement le rôle de l'interface. Il a aussi en partie contre-enquêté pour voir si nous avions commis un impair. D'où la question posée à Loris : n'était-ce pas un sujet trop compliqué pour une stagiaire ? "Il me semble avoir exercé une étroite supervision de cette journaliste, ce qui explique que je te réponde d'ailleurs, me dit Loris. J'ai tendance à être assez ambitieux avec les jeunes que j'ai l'honneur de former, si cela induit une part de risque c'est à moi d'assumer ensuite."
Du côté de Mediapart, on nous reproche d'avoir publié un article avec pour principale voix celle de Kenech. En même temps, nous avions dû à cette époque nous contenter d'une réponse d'Alliès, les autres protagonistes ne voulant pas nous répondre. Fallait-il tout de même publier cet article ? "Donc s'ils ne nous parlent pas on ne publie pas ? s'interroge Loris. La question est simple : est-ce que des éléments ont été volés ?" Pour Loris, d'après les éléments qu'il avait à l'époque, il y avait "manifestement" des éléments avancés par Kenech repris dans les enquêtes de Mediapart. Loris assure également, malgré le poids des propos du titre de l'article, avoir été le plus prudent possible : "L'article rapporte la dispute au sein du pool de pigistes, s'interroge sur leur travail, mais n'est à mon sens pas conclusif."
Dans son billet de blog, Bougon (qui n'a pas voulu répondre aux questions du médiateur) s'en prend de façon virulente aux journalistes qui ont accusé son journal. Il pointe notamment le fait que "l'information principale" apportée par Kenech et le journaliste qui a travaillé avec lui, "s'est révélée fausse". Pour Mediapart, cette supposée erreur de Kenech a en tout cas été un des éléments qui ont conduit le média à couper court à la collaboration avec les deux autres pigistes. Le journal en ligne proposera alors à Kenech et son acolyte une rémunération pour l'apport d'une source. Ce que refuse Kenech, estimant ne pas être rémunéré à la juste valeur de tous les éléments qu'il a apportés.
Circuit de l'information
Si Mediapart réfute tout vol d'information, les documents consultés par le médiateur montrent une situation très complexe. Par exemple : au moins une information présente dans les enquêtes publiées par Mediapart a été découverte en premier par Kenech. Il s'agit du fait que le ministère des Armées français avait décidé de ne pas renouveler son partenariat avec SOS Chrétiens d'Orient, ce dernier devant prendre fin en 2020. Cette information, Kenech l'obtient en mars 2020 auprès de la Délégation à l'information et à la communication de la Défense (Dicod). Elle est transmise en juin à Guckert et Lavrilleux, selon des échanges consultés par ASI. Ensuite, Guckert va lui-même demander à la Dicod confirmation de cette information, auprès de contacts fournis par Kenech.
Au médiateur, Guckert précise : "La Dicod nous a effectivement adressé la même réponse que celle que Kenech nous avait transmise. Mais cette réponse a bien été collectée par nos soins via un échange réalisé par nous-mêmes avec la Dicod, et non pas en reprenant simplement l'information incomplète que Kenech nous avait passée." Il ajoute :"Si on bosse sur le même sujet en parallèle, on va trouver les mêmes choses. Et il se trouve qu'on a parlé à d'autres gens que Kenech." Il déplore également que les pièces avancées par Kenech soient des "captures savamment sélectionnées non constatées par huissier". De son côté, Ariane Lavrilleux insiste par écrit auprès d'ASI : "Nous le répétons à nouveau […] : nous n'avons rien utilisé y compris la seule info qui était utilisable (c'est à dire un flyer de com de SOS Chrétiens d'Orient)."
Ce conflit, entre d'un coté Mediapart et les auteurs de ces enquêtes, et de l'autre Kenech et son collègue, s'est développé sur fond de violentes inimitiés, certains dénigrant d'autres par différents canaux. Dans le post de blog de Bougon, les journalistes Lavrilleux et Guckert affirment que "depuis plus de trois ans, les mensonges que Stéphane Kenech tente de répandre sur les réseaux sociaux visent à porter atteinte à nos réputations professionnelles avec des interpellations de nos confrères et rédacteurs en chef en public et en message privé sur Twitter et par mails. Nous avons également été victimes de menaces directes par téléphone." Joints par le médiateur, Stéphane Kenech ainsi que le journaliste qui a travaillé avec lui n'ont pas souhaité répondre à nos questions, ni aux attaques de Mediapart parues dans le billet de blog de François Bougon. Décidément…
La conciliation partiellement annulée
Début 2024, le différend que nous relations dans cet article a connu deux rebonds. D'une part, Stéphane Kenech avait fait saisir (après plusieurs mois d'attente sans paiement) les comptes de Mediapart afin d'obtenir le règlement de la somme convenue suite à la conciliation. Mais cette saisie a été annulée, et le journaliste a été condamné à rembourser 1 500 euros de frais de justice engagés par Mediapart devant le tribunal judiciaire. Selon le jugement de cette procédure, que nous avons pu consulter, le journaliste a en effet "publié des commentaires sur cette affaire sur le réseau social X (ex-Twitter)" dès le lendemain de la conciliation de mars 2023, ce qui a représenté "une inexécution flagrante et immédiate de son obligation". L'autre journaliste concerné, qui avait aussi fait l'objet d'une conciliation avec Mediapart aux mêmes conditions, a été payé plus de six mois après la conciliation.