Zara, ou l'horreur des autres

Daniel Schneidermann - - Le matinaute - 209 commentaires

Ce magnifique festival permanent de préjugés sociaux qui s'appelle Twitter ! Aux premières heures du déconfinement, hier matin, à Bordeaux, Lyon ou Paris, se forment des files d'attente devant les magasins d'habillement Zara. Elles observent sagement les marquages au sol, ne sont pas tellement plus longues que n'importe quelle file sagement distanciée, mais font impression, par exemple sur un reporter de LCI à Bordeaux.


"Chacun son sens des priorités" remarque, pincé, le reporter. Traduisez : comment donc, à peine déconfinés, et alors que s'ouvre, radieux de promesses, le monde d'après, la première hâte des écervelés, c'est de courir vers le temple de la fringue cheap et mondialisée, de perpétuer le système ! Mais comment, avec un tel peuple, allons-nous le construire, ce monde d'après ? 

En vertu de la règle bien connue de Twitter du flux et du reflux des indignations, cette première vague de réprobation est immédiatement suivie d'une vague inverse, s'indignant de l'indignation. Si le peuple souhaite acheter des habits Zara, c'est son droit inaliénable, comme hier de courir dans les hypermarchés pour les promotions de Nutella.

Ce flux et ce reflux sont d'ailleurs nécessaires pour que cette image, en effet démoralisante pour les rebelles au monde de Zara, ouvre une fenêtre sur ses ambiguités : peut-être, après deux mois de confinement, certain.e.s ont-ils (ou elles) simplement besoin de reconstituer leur garde robe. Peut-être certain.e.s ont-ils pris quelques tailles supplémentaires ? Peut-être anticipent-ils déjà la terrifiante récession qui se profile. Peut-être est-il plus facile de se rendre dans une grande surface, que dans une petite boutique. 

Mais le premier réflexe est toujours de voir, dans l'Autre, un écervelé en puissance. Je vous montrais hier un reportage, à l'aube, d'une envoyée spéciale dans une rame bondée du métro parisien. Mais une petite phrase m'avait échappé.

"Ces passagers, on ne peut pas leur en vouloir" dit l'envoyée spéciale de BFM. Comme si on avait des raisons de leur en vouloir, à eux, de leur entassement ! Mais elle a raison. Elle sait que le premier réflexe de tout spectateur de cette image ayant la chance d'échapper personnellement aux premiers métros des travailleurs, c'est d'en vouloir aux entassés que l'on voit sur l'image. Le premier réflexe ne fait pas la différence entre les prolétaires entassés du premier métro, et les fêtards parisiens des bords du Canal Saint Martin, à Paris (autre image de la fin de journée, soumise par les télés à la réprobation générale).

C'est ainsi. Notre premier réflexe est un imbécile. Dans notre cerveau, est tapi un crétin reptilien bourré de préjugés. Ce que dit l'image du métro, si on tente de se détacher de ce qu'elle montre, c'est l'inverse : des passagers qui, portant un masque, ont fait l'effort de se conformer aux consignes gouvernementales, et que la RATP fait voyager dans des conditions sanitaires scandaleuses (même si, selon la RATP, cet entassement matinal était dû à une infiltration sur la voie). Et les compagnies entasseuses le savent bien, que ces images les accusent : c'est bien pour cette raison que la SNCF, hier, à Paris, a dirigé les dociles caméras vers la gare Saint Lazare -où tout se passait bien- et -comme nous l'avons raconté- les a chassées de la gare du Nord, où s'entassait dans des conditions indignes le bétail humain.


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