Une épopée d'aujourd'hui
Daniel Schneidermann - - Numérique & datas - Le matinaute - 71 commentaires Télécharger la videoTélécharger la version audio
Première constatation, je suis vivant. Et entier. Au réveil, j'ai vérifié : rien ne manque.
Et pourtant, ce n'était pas un cauchemar. Ça s'est vraiment passé. Ça a eu lieu. Hier soir j'ai traversé une des épreuves les plus implacables que puisse connaître l'homme (ou la femme) du XXIe siècle : j'ai essayé de transférer les 282 entrées de mon répertoire téléphonique d'un smartphone de la maison Jobs vers un de ses homologues utilisant un système de la maison Google.
Je vous avais parlé de mon smartphone, qui date environ de la création du site. Il était arrivé en fin de vie. Dans un spasme incontrôlé, il rappelait parfois mon dernier interlocuteur, ou d'autres correspondants. Il n'avait plus d'appétit. C'est triste, un smartphone en fin de vie. Ça se traine dans la maison. Ce n'est plus que l'ombre de ce que ça fut. Ça n'a plus aucun appétit pour les nouvelles applis, plus affriolantes les unes que les autres, qui lui sont quotidiennement proposées. Ça se détourne de la gamelle, en couinant que ça voudrait changer de système d'exploitation. Mais ça sait bien que ça n'en aura pas la force. Ça se sait condamné. Bref, m'estimant au bout de mes forces dans la lutte contre l'obsolescence programmée, il m'a bien fallu me résigner à changer. Et par pure rebellitude, mon entourage le plus bienveillant m'ayant assuré que c'était impossible, de tenter par la même occasion de sortir de l'orbite d'Apple. Allez savoir pourquoi, l'Homme se fixe parfois à lui-même des défis insurmontables.
Si vous ne vous y êtes jamais aventurés, c'est très simple : c'est une aventure qui défie tout récit. Il y aurait largement matière à une série de plusieurs saisons, qui pourrait s'appeler "les fugitifs", ou "la grande évasion", si ce n'était déjà pris. Je pense que cohabitent chez Apple deux catégories de développeurs qui ne se rencontrent jamais : ceux de la scène, et ceux de la coulisse. Ceux de la scène forment un époustouflant corps de ballet, s'évertuent à concevoir les architectures les plus accueillantes, les plus harmonieuses possibles, les plus fluides, expérimentant et prodiguant en permanence une extase de glisse et d'intuitivité. Et puis il y a les autres. Ceux de la coulisse. Les verrouilleurs. Les geôliers. Les sardoniques. Connaissent-ils les premiers ? Déjeunent-ils à la même cantine ? Ont-ils des tables réservées ? Ont-ils une vie sociale ? Affective ? Je suis très sérieux. Les constructeurs des verrous d'Apple, comment ont-ils trouvé des conjoints assez masochistes pour partager leur vie ? Certaines fois, on aurait presque envie de serrer dans ses bras les malheureux espions du FBI en charge de forcer les défenses d'Apple. On les appellerait "mon frère". On se tiendrait simplement la main. On se regarderait dans les yeux. On n'aurait pas besoin de parler. On se comprendrait.
Heureusement, je n'étais pas seul. On était deux. Avec mon camarade de cordée, nous avons longé des précipices, failli mille fois glisser dans le vide, mille fois nous avons rebroussé chemin, en nous efforçant de ne pas regarder, sur le bord du sentier, les cadavres desséchés de nos prédecesseurs, dévorés par les rapaces. A la pioche, au piolet, nous avons transcodé, dé-transcodé, décodé, recodé, converti, dé-converti. Après mille faux espoirs, nous avons décidé de renoncer à l'espoir. Et ce matin, nous en sommes exactement là : le répertoire, le fameux répertoire, cette inestimable collection de 06, patiemment accumulée au fil des années, et qui plus d'une fois a permis de sauver une émission en péril en récupérant au dernier moment un invité miraculeusement pertinent et disponible, ce répertoire n'est plus nulle part. Il a disparu -disparu !- de son support originel. Il est apparu dans l'autre, sans y être pour l'instant solidement aggripé. Bref, à une heure du matin, nous avons décidé de bivouaquer dans le vide, ce vide d'où je vous parle à l'instant, avant de reprendre la route. A bout de forces, mais vivant. Et attendant le week-end, pour aller au cinéma et me changer les idées.