Trump : une roulette américaine
Daniel Schneidermann - - Le matinaute - 74 commentaires Télécharger la videoTélécharger la version audio
Chercher désespérément une radio du matin qui ne diffuse pas en boucle la bande-annonce de l'information de demain.
Quasi-renoncer devant la difficulté, tant les cadors habituels des Matinales ont tous, comme un seul homme, délocalisé à New York leurs voix ensoleillées. Se rabattre sur Twitter. Tomber sur des tweets totalement énigmatiques, comme celui-ci :
72% de chances. Qu'est-ce que cela signifie exactement ? Depuis quand les sondages s'expriment-ils en pourcentages de chances ? De quand date l'aveu que le sort du monde se joue, au sens propre, à la roulette russe, pardon, américaine ? Se souvenir qu'on a renoncé depuis longtemps à comprendre le système électoral américain, comme sans doute une bonne partie des cadors habituels. Renoncer à ajouter du bruit au bruit.
A l'heure où je vous écris, ce pourcentage est présent dans mon cerveau. Mon cerveau a intégré que Donald Trump a, entre une chance sur trois et une chance sur quatre, d'être élu demain matin (heure française). Il a intégré qu'à partir de ce moment-là, les journalistes du monde entier écriront "le président Trump". Une chance sur quatre (ou sur trois). A vrai dire, mon cerveau a intégré cette hypothèse depuis le début. C'est pour cette raison, que nous avons commencé relativement tôt (notre premier article date de juillet 2015) à écrire sur l'hypothèse Trump. Exactement depuis que les sondages le plaçaient en tête des intentions de vote à la primaire républicaine. Depuis cette période où il fallait lutter contre l'incrédulité générale (certains medias US le plaçaient alors dans la rubrique "divertissement"), et notre propre incrédulité. Se garder par exemple d'écrire des phrases définitives comme "il n'a aucune chance d'arriver au bout du processus". Laisser les portes ouvertes.
On a rarement d'aussi bonnes occasions, dans une vie de journaliste, d'être à ce point écartelé entre le réel, et les limites que place notre inconscient au réel imaginable, envisageable, acceptable. De devoir passer outre à un refus d'enregistrer ce que voient nos yeux. Certains confrères expliquent mieux comprendre, depuis Trump, la mécanique de l'accession démocratique de Hitler au pouvoir. Sans aller jusque là (j'étais trop jeune dans les années 30) je me souviens de l'arrivée de Gorbatchev, dans les années 80. Comment, voyant se démanteler pan après pan la dictature communiste (liberté de la presse retrouvée, retour à Moscou du dissident Sakharov exilé en province, etc), certains des plus fins observateurs de l'URSS, au sein du journal où je travaillais alors, refusaient pourtant d'enregistrer "qu'il se passait quelque chose". Les fameuses "limites du réel imaginable" faisaient barrage. A demain.