Total : chiffres et chantages
Daniel Schneidermann - - Le matinaute - 145 commentaires
5 000 euros brut par mois, participation comprise : tel est, selon la direction de Total énergies, le salaire moyen d'un opérateur de raffinerie. Ces salariés sont en grève depuis plus d'une semaine, provoquant dans le pays des pénuries d'essence largement médiatisées, pour obtenir des augmentations de salaires. La multinationale de l'énergie a dévoilé ce chiffre dans un communiqué publié lundi matin. Dans la guerre de communication qu'est une grève, c'est un scud, mais de bonne guerre. Si ce salaire moyen est une réalité (la CGT le conteste, mais elle n'aura alors aucun mal à montrer des feuilles de paie contredisant le chiffre de la direction), toutes les réalités sont bonnes à dire. L'argument est en tout cas moins déloyal, à mon sens, que cette invention sémantique de la "grève préventive"
que constituerait l'action de la CGT, alors qu'il ne s'agit pas d'une querelle sur la date d'ouverture des négociations, mais bien, rappelle Libé
, d'une épreuve de force sur la portée de l'augmentation revendiquée.
Reste à savoir ce qu'un journaliste traitant le sujet doit faire de ces 5 000 euros (bruts) par mois. Faut-il balancer le chiffre "sec" aux auditeurs ? C'est le choix de Dominique Seux, hier matin, sur France inter. "Attention !
ajoute aussitôt le directeur des Échos
, chargé de délivrer la bonne parole patronale sur la radio la plus écoutée de France. Il ne s'agit en aucun cas de dire que ces salaires sont trop élevés. On ne se permettra pas de porter un tel jugement…"
Ouf. Merci patron. "...même si,
ajoute encore le rusé, j'ai une petite idée de la réaction de nos auditeurs quand ils entendent ces chiffres. Il s'agit juste de constater les pouvoirs exorbitants que donne depuis des années la capacité de bloquer un pays."
Chantage et prise d'otages, les mots ne sont pas loin.
Mais alors comment traiter "honnêtement" ce chiffre ? Par exemple, comme d'habitude, en le contextualisant. Un tout autre choix consisterait par exemple à rapprocher ce chiffre d'autres chiffres. Par exemple, de l'augmentation de 52 % de sa rémunération, que s'est octroyée le PDG de Total énergies Patrick Pouyanné, au titre de l'année 2021, du fait de l'augmentation des prix du pétrole et du gaz (à rapprocher des 10 % d'augmentation que réclament les grévistes, dont 7 % pour l'inflation, et 3 % pour le partage de la valeur). Ou encore de l'augmentation exceptionnelle du dividende versé aux actionnaires, à raison de 2,6 milliards d'euros au total, pour tenir compte du triplement du profit réalisé par l'entreprise au premier semestre 2022. Et par exemple, de comparer ces 2,6 milliards au montant que représenterait l'augmentation revendiquée par la CGT. Tout en sachant que ce dividende exceptionnel aura aussi ses défenseurs sur les plateaux des médias des milliardaires, qui ne se dévoilent jamais autant que dans ces circonstances. "S
i Total énergies diminuait cette somme
, frissonne François Lenglet sur TF1, les actionnaires vendraient leur titre et nous prendrions le risque de voir l'énergéticien tricolore racheté à bas prix par des Américains ou des Britanniques."
Chantage pour chantage…
Mise à jour, 12 octobre. Les montants de salaire donnés par la direction de Total ont été démentis dans la journée par la CGT, qui a produit plusieurs feuilles de paie portant des montants sensiblement inférieurs. Par ailleurs, Dominique Seux a modifié sur le site de France Inter le prononcé de sa chronique, y introduisant une mise en doute de ces chiffres, qui n'a pas été prononcée à l'antenne.