Sur TF1, avec la brigade du Firmament
Daniel Schneidermann - - Le matinaute - 74 commentaires
"L'adjudant chef qui est là avec nous, il était donné pour mort au Mali. On l'a sauvé. Il a perdu une jambe, un bras."
Cadré par Paul Pogba, qui filme, le caporal-chef Manuel sourit aux côtés d'Emmanuel Macron (et pas seulement parce que Macron vient de lui accorder un avancement express). On est dans les vestiaires, quelques minutes après la fin du match, entre habitants du toit du monde. "J'ai fait sa connaissance au mois de juin. On ne voit qu'une chose, c'est son sourire, comme vous voyez ce soir. Je l'ai revu le 13 juillet. Il était sur un fauteuil roulant. Il m'a dit que la personne qu'il admirait le plus c'était Didier Deschamps"
. Souque ferme, amiral Manu : c'est qu'il s'agit (entre autres) d'effacer la crise déclenchée, le même 13 juillet de l'an dernier, avec l'Etat-major des Armées, pour de mesquines raisons budgétaires.
"Il m'a dit, j'ai une faveur à vous demander. Après-demain quand vous verrez les joueurs, dîtes-leur qu'ils ont fait rêver un petit Français comme moi. C'est pour ça que je voulais vous l'emmener. Pour que vous vous rendiez compte de ce que vous faîtes"
.
Le président @EmmanuelMacron a emmené après la victoire des Bleus un soldat blessé au Mali. Formidable geste ?????? #FRACROpic.twitter.com/hUtUBpqam7
— Clovis ⭐️⭐️ (@Sivolc) 15 juillet 2018
Pas la peine de regarder la vidéo pour deviner la suite, tant la liesse obéit à un scénario pré-écrit. Surgit alors Deschamps, qui ajuste dans la lucarne une accolade au caporal-chef. Et voilà comme se dessine un continuum entre le 13 et le 15 juillet, entre le sables d'une sale guerre et le "toit du monde", entre double amputation et deuxième étoile, entre mines et fumigènes, entre face noire d'une guerre invisible, et face lumineuse du Firmament : les foules, la communion collective, et les drapeaux, cette mer de drapeaux, ce soir mobilisés pour la joie. Du 13 au 15 juillet, la continuité enjambe le 14, cette fêt.nat. maillon faible, avec son carambolage de motards devant tribune présidentielle, et son pilote vacataire daltonien de la Patrouille de France.
Face noire, face de lumière : dis, TF1, à quoi ça ressemble, un flash totalitaire de joie ? A ce que déroule la chaîne toute la soirée, sous le sourire de Denis Brogniart, accroché comme une médaille. A ce continuum apparemment maillé serré mais qui avoue pourtant sa fragilité, dans son obsession d'évacuer toute fausse note. Des fausses notes ? "La boulette on s'en fout"
évacue le plateau à propos de "la" boulette du gardien de but français Hugo Lloris, qui a permis à la Croatie de marquer un invraisemblable but. "La boulette on s'en fout"
. Comme un aveu : elle est pourtant là cette boulette, sur le bout de la langue, l'éternel petit caillou, l'éternelle petite bête (comme dans "cherche pas la petite bête"), toujours prête à faire dévier sur la fausse route la digestion nationale. Ce soir est à la célébration du Mondial exceptionnel de Hugo Lloris (et c'est vrai qu'il fut exceptionnel), et pas à s'emmêler les roues ou les cartouches de couleur.
Surtout, TF1, ne gâchez pas la fête. Surtout, ne vous souvenez pas du journalisme. Surtout, ne vous demandez pas ce que sont devenus les Pussy Riot qui ont envahi le terrain pendant le match, et arraché en douceur un "high five" à Kylian Mbappe. Surtout pas un mot non plus sur les quelques devantures fracassées, kiosques pillés, ou voitures retournées dans les villes de France, que liste, imperturbable sur Twitter, le compte de Pierre Sautarel, le scribe morose de la fachosphère. Le casseur de manif pour le service public est un casseur. Le casseur de Mondial est un joyeux fêtard.
La joie, cet inépuisable gâteau, dans lequel chacun peut mordre ce soir, petites bouchées de vent pour le petit peuple, gros morceaux moelleux aux amandes pour les medias et leurs annonceurs (23 pleines pages de pub sur 54 dans L'Equipe
, dont 20 liées à la victoire de la France, par exemple, celle-ci) :
Statut oblige, c'est TF1, ce soir, qui produit et diffuse la Liesse Nationale. Il n'y a plus de journalistes, plus de joueurs, plus de questions, toute curiosité a été abandonnée aux vestiaires : il n'y a plus qu'une grande famille de vannes, de champagne et de rires auto-référencés, autour du collier d'immunité de Koh Lanta, qu'arbore "l'ambianceur des Bleus" Adil Rami (tout l'historique de la remise du collier est ici). "Adil, avec ce collier, il faut aller en finale"
adjurait Brogniart au soir des quarts de finale. Et l'ambianceur moustachu : "Inch'Allah"
!) Ô soir d'ivresse, où même l'émission de télé-réalité de TF1, envoyée au purgatoire quelques semaines plus tôt pour cause d'agression sexuelle, est réincorporée au Ciel de Gloire.
Et France 2, à propos ? Si si, à un seul petit bouton de la télécommande, France 2 existe toujours, qui lèche comme des plaies son chapelet de lots de consolation : l'éternel quarteron de people rameutés par Delahousse (Jacques Weber se permet le luxe de se dire "effrayé"
par la marée humaine des Champs-Elysées), Birkin qui chante La Marseillaise en direct des Francofolies de La Rochelle. Ah, et tout de même, comme à toute liesse il faut un paria, France 2 est aussi présente, subliminale, en creux, au firmament de TF1. Successivement, Paul Pogba et Adil Rami taquinent Anne-Claire Coudray, à propos de la petite phrase malheureuse sur les "millionnaires qui courent derrière un ballon"
. Aie ! Surtout que le peuple n'aille pas croire que... "C'était sur la mauvaise chaîne"
rectifie immédiatement la brigade du Firmament (c'est Anne-Sophie Lapix, sur France 2 qui, au tout début de la compétition, avait osé le sacrilège). Sur le toit du monde, un frisson d'horreur est passé.