Presse : un burn out intellectuel
Daniel Schneidermann - - Le matinaute - 25 commentaires Télécharger la videoTélécharger la version audio
Et une journée de tempête supplémentaire pour les deux quotidiens français de centre gauche
, Libé et Le Monde. Alors que la rédaction de Libé entretenait un bras de fer avec son actionnaire qui souhaitait censurer un article...sur la crise du journal, on apprenait la démission de la directrice du Monde, Natalie Nougayrède. Impossible de ne pas chercher les points communs entre les deux crises. Le premier saute aux yeux : il n'est jamais facile de faire un journal d'accompagnement du pouvoir. Le Monde et Libé apparaissent aujourd'hui comme deux médias d'acccompagnement du hollando-vallsisme (plan d'économies, tentative de relance par l'offre, foi persistante dans l'euro), ce qui ne pousse jamais les lecteurs à se précipiter vers les kiosques (qu'on se souvienne du trou d'air des ventes du Monde après l'arrivée de Mitterrand en 1981).
Mais ce n'est pas tout. Il y a un autre point commun apparent. Leurs rédactions traditionnelles ne se sont pas encore habituées à aller pêcher l'information en ligne. Le comble en fut atteint à Libé. Toute la journée, un psychodrame pour la publication d'un texte opposa l'actionnaire aux journalistes. Ce texte dévoilait l'identité de l'investisseur masqué du journal, le très mystérieux milliardaire franco-israélien Patrick Drahi. "Pas question de le publier avant le deal" répétait l'actionnaire actuel, craignant sans doute que ces malappris de la rédaction ne dissuadent au dernier moment le candidat. Mais ce texte...était déjà paru sur le site du journal, sans qu'aucun belligérant de la bataille du papier s'en soit apparemment aperçu. Au Monde, si Natalie Nougayrède s'est mis sa rédaction à dos, jusqu'à être poussée à la démission, c'est entre autres pour n'être pas parvenue à définir une stratégie numérique cohérente. Tablette du soir ou du matin ? Et comment motiver les journalistes du papier à migrer vers le numérique ? A l'époque de sa nomination, elle avait admis ne pas lire le site de son propre journal. Il faut croire que le handicap s'est avéré impossible à remonter.
De ce fossé, témoigne encore par exemple l'article de Piotr Smolar, notre invité de la semaine dernière, rédigé après son passage sur le plateau. Smolar y répète ce qu'il disait déjà vendredi face au blogueur Olivier Berruyer : Poutine, sur l'Ukraine, a gagné la bataille de l'opinion, notamment grâce aux idiots utiles des "réseaux sociaux" occidentaux ("la pile atomique d'Internet"). C'est sans doute très légèrement exagéré. Demandez à un échantillon représentatif du public occidental qui est selon lui le méchant de l'histoire, entre Poutine et "les néo-nazis de Kiev", et ils seront sans doute une écrasante majorité à répéter ce qu'ils entendent chaque soir au 20 Heures, et lisent sur les manchettes du Monde. Mais que Smolar, twittos très actif lui-même et spécialiste chevronné du secteur, puisse être sincèrement convaincu de la réalité de sa propre défaite, en dit long sur le burn out intellectuel du clergé des cathédrales de papier.