PewDiePie : un rêve macronien
Daniel Schneidermann - - Le matinaute - 56 commentaires Télécharger la videoTélécharger la version audio
C'est un rêve macronien. Une petite entreprise en forte croissance :
6,7 millions d'euros de recettes en 2014 (soit une croissance de plus de 50% par rapport à 2013). La TPE n'ayant quasiment aucun frais, ces recettes représentent à peu près son bénéfice net. Son PDG et actionnaire unique est âgé de 26 ans. Il est fier de l'argent qu'il gagne, parce qu'il travaille dur. Il admet que l'on estime sa réussite injuste, mais n'en est pas particulièrement troublé. Si ce n'était pas lui, ce serait un autre.
Felix Arvid Ulf Kjellberg, donc, est suédois. Il est plus connu sous le nom de PewDiePie. Sa profession ? Youtubeur jeux vidéo. Il se filme en train de jouer, il met en ligne les vidéos de ses parties, et les internautes le regardent jouer. Nous avons consacré à l'émergence de ce nouveau secteur plusieurs articles (ici sur le rachat par Amazon de la plateforme spécialisée Twitch) et émissions (ici sur les secrets des coulisses du métier de Youtubeur). A l'heure où l'on écrit, ses vidéos ont été vues 8 milliards de fois, ce qui explique ses excellents résultats. Felix joue-t-il mieux que les autres ? Pas forcément. Mais il a néanmoins un secret, un talent. "Sa peur et les cris qu'il pousse, ainsi que sa manière de jouer, ont fait sa réputation" indique sa notice Wikipedia. Il est vrai que ses cris sont particulièrement expressifs, comme on peut s'en faire une idée dans cette sélection.
Si PewDiePie a forcé depuis hier les portes de la presse généraliste mondiale, c'est parce que Facebook retentit de cris d'effroi devant la révélation du montant de ses recettes 2014 (à noter que nous aussi, avons publié nos excellents résultats la semaine dernière, mais cette révélation, allez savoir pourquoi, n'a pas connu le même impact).
Pour répondre à l'effroi mondial, Felix a enregistré...une video. "De nombreuses personnes ont été choquées, mais aussi très, très énervées. Ils pensent que c’est injuste, que je passe mon temps assis sur mon cul à crier devant mon écran" reconnait-il. Et dans un rire : "ce qui est vrai". La spontanéité de ce rire : Felix n'est même pas cynique. Il s'inscrit dans le paysage vertigineux du post-cynisme. Il est probable qu'une bonne partie des "haters" de Facebook sont sans doute les mêmes qui contribuent au succès de PewDiePie en regardant ses vidéos en boucle, et qui regarderont en boucle sa video d'aveux, accroissant d'autant ses résultats 2015. Il est probable que Felix en rira.
Et alors ? Alors rien. Le phénomène PewDiePie défie toute analyse, tout jugement. PewDiePie n'a pas volé son argent. Si l'on ne saisit pas clairement ce qu'il apporte à son public, il est certain qu'il ne retire rien à personne. Rien à juger, rien à comprendre. Ici aussi on se heurte, comme disait quelqu'un à propos d'autre chose, à "l'obscénité absolue du projet de comprendre". Simplement, en termes purement économiques, on peut regretter que l'énergie dégagée par les "haters" ne se traduise pas en belle et bonne croissance. On attend avec impatience l'émergence de Youtubeurs de youtubeurs de jeux vidéo, qui regarderont les youtubeurs youtuber, et créeront ainsi, eux aussi, de la croissance. Il n'est peut-être pas trop tard pour encourager l'éclosion, en France, des talents dans ce domaine. Il n'est peut-être pas trop tard pour rajouter un article à la loi Macron.