Ogeret, Aragon, et les larmes

Daniel Schneidermann - - Pédagogie & éducation - Le matinaute - 61 commentaires

Il n'y aura ni obsèques nationales, ni communiqué d'Emmanuel Macron, ni éditions spéciales avec Stéphane Bern sur BFM. Les matinales radio ne s'y attarderont pas. Marc Ogeret, dont on a appris hier la mort à 86 ans, n'était pas de ces mondes-là. Ogeret avait chanté la Commune, il avait chanté Genet, et plus généralement les espoirs des peuples à travers les siècles. Ogeret était simplement une belle voix, au service de belles paroles, pour chanter de grandes espérances. Il était d'un autre monde, d'un monde englouti. Ce patrimoine-là n'aura pas son loto.

Les rares nécros qui lui sont consacrées ce matin évoquent surtout "Marc Ogeret, interprète d'Aragon". C'est Marc Ogeret qui m'a fait tardivement découvrir l'un des plus étranges poèmes d'Aragon, Les larmes se ressemblent. Ni Ferré ni Ferrat ne l'avaient repéré, celui-là. Ou bien les deux géants s'en sont prudemment tenus à l'écart. Bref, ils l'ont laissé à Ogeret, qui en a fait une romance envoûtante. Aragon y évoque l'occupation de la Rhénanie, à laquelle il a, jeune soldat, participé en 1919, sur fond de rasades de Kirsch, et de Rhin noir. Il évoque l'humiliation des Allemands vaincus, et les actes de terrorisme contre les troupes d'occupation françaises. "On trouvait parfois au fond des ruelles / Un  soldat tué d'un coup de couteau / On trouvait parfois cette paix cruelle / Malgré le jeune vin blanc  des coteaux"


Pourquoi dis-je qu'il est étrange ? Parce, dans ces lignes publiées en 1942, au plus noir de l'Occupation allemande, Aragon semble renvoyer dos à dos les deux occupations, la française et l'allemande. "Les larmes se ressemblent" : comme s'il comparait les larmes françaises de 1942, et les larmes allemandes de 1919. Comme s'il justifiait, finalement, le nazisme, par les humiliations du traité de Versailles. Du grand poète communiste de la Résistance, ce message est inattendu, et politiquement bien peu dans la ligne. A moins qu'il ait été écrit avant 1941, avant l'agression allemande contre l'URSS, qui a fait massivement basculer dans la résistance antinazie des communistes français disons... partagés, dans les premiers mois de l'Occupation.

"Qui peut dire où la mémoire commence / Qui peut dire où le temps présent finit" : on peut pourtant aussi, dans ce poème, lire tout l'inverse. Y lire, en creux, un appel universel à la Résistance armée contre l'occupant, quel qu'il soit. Ce serait donc un message masqué, bien dans la manière de ce maître en camouflages qu'est Aragon. Mais pourquoi le poète, si fécond dans la célébration de la patrie meurtrie, et dans la dénonciation de la barbarie nazie, pourquoi aurait-il eu, seulement ici, recours aux camouflages et à la contrebande ? Voilà bien une question qui aurait pu utilement occuper la journée, si les télés avaient consacré des émissions spéciales à la mort de Marc Ogeret.

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