Nice, Grande-Synthe, Cayenne : du reportage

Daniel Schneidermann - - Le matinaute - 40 commentaires

"Moussa a posé son téléphone sur le bureau de l’avocate. Quand il ne parle pas, il tend le bras discrètement pour déverrouiller l’écran : il garde un œil sur l’heure. Il ne faudrait pas rentrer après le couvre-feu et risquer un contrôle". Ainsi commence le reportage de Mathilde Frénois, correspondante de Libération à Nice, sur le cuisinier sans-papiers du Poppies, en butte aujourd'hui à une obligation de quitter le territoire français (OQTF). C'est ce qu'on appelle une "attaque" d'article, l'équivalent de l'incipit des écrivains, pour les journalistes. Elle a pour fonction de résumer l'article, et d'inciter le lecteur à poursuivre. Cette attaque pourrait être enseignée dans les cours de reportage des écoles de journalisme, s'il existe encore des cours de reportage.

Le reportage de Libé ne se réduit pas à cette attaque. On y apprend notamment qu'en vertu d'accords franco-sénégalais, un étranger en situation irrégulière peut demander un titre de séjour exceptionnel, possibilité "pas forcément appliquée" dans la belle ville de Nice. On y apprend aussi que son patron Christophe Wilson, qui l'a exposé à ce danger en ouvrant illégalement son restaurant pour servir des gnocchis désobéissants, "soutient, c'est une évidence" Moussa, qu'il a refusé de licencier (trop bon !)

Wilson, qui a parlé à Libé, a refusé de parler à Taha Bouhafs, nouvelle recrue du Média, qui a également rencontré Moussa, dans les locaux de la CGT de Nice. Deux reportages, donc. Le reportage du Média est plus politique, celui de Libé plus juridique. Mais peu importe. Moussa parle. Moussa a une voix. Moussa raconte comment il a été convoqué par son patron, ce matin-là, sans savoir qu'il s'agirait de servir en salle illégalement. Jusqu'alors, on n'avait entendu que son patron, le rebelle des gnocchi. Donner la parole à Moussa, donner une voix aux sans-voix, c'est la mission première du reportage.

Une voix et, aujourd'hui, une représentation en images. Mais ce n'est pas l'avis du Conseil d'État. Le Conseil d'État considère qu'il n'est pas indispensable de pouvoir filmer des policiers lacérant une tente de migrants dans une forêt, afin qu'elle soit inutilisable. C'est pour cette raison qu'il a rejeté hier le recours déposé par plusieurs journalistes, parmi lesquels le journaliste indépendant Louis Witter, contre un arrêt du tribunal administratif. On se souvient que Witter avait été tenu à l'écart d'une scène d'évacuation de migrants sans-papiers, près de Grande Synthe ( 59). 

"Il n’apparaît pas que ces mesures" de police "aient jusqu’à présent excédé ce qui était nécessaire pour assurer la sécurité des opérations et aient porté une atteinte grave et manifestement illégale à l’exercice par les journalistes de leur profession", conclut le Conseil d’État. Pour sa défense, le ministère de l’Intérieur avait fait valoir que "ces mesures d’éloignement visent à faciliter l’exécution matérielle de leur mission par les forces de l’ordre, à assurer le respect de la dignité due aux personnes évacuées".

Sous la benoîte appellation de "plus haute juridiction administrative", le Conseil d'État est une institution créée par Napoléon Bonaparte, dont la véritable fonction, traduite en français courant, consiste à protéger l'État contre toute contestation des administrés. Si le Conseil d'État avait été consulté quand un nommé Albert Londres prétendait révéler les conditions de détention au bagne de Cayenne, il est probable qu'il se serait montré pareillement soucieux de la "dignité" des bagnards. Peut-être même cette efficace institution ultra-marine serait-elle toujours en activité.


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