Murdoch, l'ignominie de trop
Daniel Schneidermann - - Le matinaute - 16 commentaires Télécharger la videoTélécharger la version audio
Mais oui, il y a aussi des heureuses nouvelles
: le vacillement, sous nos yeux, de l'empire Murdoch, est tout aussi sidérant, et réjouissant, que la fuite de Ben Ali, ou la chute de Moubarak. Les Murdoch, qui "faisaient" hier encore les Premiers ministres britanniques, renonçant au contrôle du bouquet BskyB, trainés devant une commission parlementaire, demain peut-être devant la Justice: il y a quelque chose d'inouï, à la brutalité de cet effondrement (au moins, du pan britannique de l'Empire). On avait fini par s'habituer à la domination de Murdoch, comme on s'était habitué, dans les dernières années de l'URSS, à voir les gérontes du Kremlin se succéder les uns aux autres, jusqu'à la nuit de temps. Fox News, le Wall Street Journal, le Sun, News of the world, chacun à sa place, semblaient gouverner les consciences pour toujours des deux côtés de l'Atlantique, sans aucun contrepouvoir efficace, dans un éternel "win win", où martelage idéologique libéral et bonnes affaires se conjuguaient harmonieusement. Murdoch à terre, va-t-on déconstruire idéologiquement le thatcherisme ? On peut rêver...
Si les vilénies du groupe Murdoch éclatent comme un coup de tonnerre pour les Français (qui en étaient préservés), il faut réaliser depuis combien de temps duraient les révélations du Guardian, sur le sujet, sans émouvoir grand monde. Ni le gouvernement Cameron murdochisé (davantage encore que ses prédecesseurs, qui n'étaient pourtant guère rebelles), ni les parlementaires terrorisés par le pouvoir de nuisance du groupe, ni même la police (dont on va maintenant découvrir, dans un feuilleton de l'été qui pourrait bien rivaliser avec celui de la dette, comment elle était infiltrée et corrompue par les hommes de Murdoch). Accessoirement, romanciers et cinéastes britanniques, pourtant si prompts à s'emparer de la réalité sociale, brillent par leur absence sur ce front-là. La peur, aussi ?
Mystérieux détours des consciences: il aura fallu une ignominie à peine plus ignominieuse que les autres, une toute petite ignominie dans l'océan des ignominies, l'effraction de la messagerie de portable d'une fillette de treize ans kidnappée (jusqu'au sacrilège inouï de l'effacement par les truands de ses messages, quand sa messagerie était saturée), pour réveiller tardivement le bon peuple, et l'establishment à sa suite. Espionner et ridiculiser des footballeurs surpayés, des stars comme Hugh Grant, des politiques, ou des "Royals" est une chose. Violer la mémoire d'une adolescente de treize ans, en est une autre.
Enfin, comment résister à cette frappante symétrie ? Alors même que les journalistes français conservaient un silence pudique, que révèle l'affaire DSK, sur les agressions sexuelles dans les milieux politiques, Gordon Brown, ministre des finances de Blair, tombait "en larmes" (assure-t-il tardivement aujourd'hui) en apprenant en 2006 que le Sun s'apprêtait à révéler la mucoviscidose d'un de ses enfants. Ici, chez nous, silence complice et connivence de caste sur la "vie privée". Là-bas, viols de l'intimité, hacking des messageries téléphoniques, voyouterie organisée. Aucune de ces deux violences n'est plus acceptable que l'autre. Des deux côtés de la Manche, pour la presse, il y a du réglage de curseurs dans l'air.