Mon Gotlib

Daniel Schneidermann - - Le matinaute - 44 commentaires

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Oui, mon Gotlib. Mon Gotlib à moi. J'ai le mien, comme chacun a le sien.

Celui-ci, par exemple, n'est pas celui-là. Gotlib d'avant, Gotlib d'après. Gotlib coincé, Gotlib déjanté. Gotlib des intellos, Marcel-la-déconne. Je suis de la génération Dingodossiers. Tout commence pour moi au début des années 70. J'anime un journal de lycée très confidentiel, mais je m'en fiche, ce n'est qu'un prétexte pour aller rencontrer mes idoles : Fred, Tabary, Uderzo, et donc, Gotlib. Fred et Tabary habitent des quartiers populaires. Uderzo reçoit dans un appartement de grand luxe à Neuilly. Gotlib vit retranché dans une maison du Vésinet (Yvelines) qui respire la tranquillité, et l'oubli des orages du siècle. Il vient ouvrir en pantoufles de Super Dupont, il a le même sourire et les mêmes lunettes fumées que sur ses autoportraits. Il est, comme tous les autres, incroyablement disponible (j'aurai moins de chance quarante ans plus tard, quand je tenterai sans succès de l'inviter sur le plateau).

Et pourtant c'est un Dieu. Un Dieu dont je guette les apparitions chaque mardi, sur une double page de Pilote. Ah le mardi. Il y a d'abord Les Dingodossiers. Il y met en images les scenarii de Goscinny. Humour retenu, calibré pour les écoliers et collégiens (dans le même journal Cabu gère les lycéens). Le personnage principal s'appelle l'élève Chaprot. C'est vous ou moi. C'est n'importe qui. Il y a des profs qui corrigent des copies (avec difficulté), des adultes à moustache qui festoient ou tombent en panne de voiture, des vacances dans les petits ports de pêche, vues de l'arrière de la voiture, avec plein de virages. Ambiance petit Nicolas. Ça sent son Goscinny, subtil, efficace, pas un pli qui dépasse.

Et puis, Goscinny surchargé confie à Gotlib le pack : scenario ET dessins. Ça s'appelle désormais La rubrique à brac. Au début, je ne vois pas la différence. C'est rétrospectivement, avec un regard d'adulte, qu'éclate cette évidence : Gotlib a pris son autonomie. Son envol vers son royaume à lui : l'absurde, le "nonsense", comme on dit. Surgit au fil des mardis la fabuleuse galerie de personnages gotlibiens, du professeur Burp à Isaac Newton, en passant, évidemment, par la coccinelle. C'est l'âge d'or. Il dure peu. Emporté par sa trajectoire, Gotlib (avec Brétecher et Mandryka) claque la porte de Pilote au nez de Goscinny, pour aller fonder L'Echo des savanes. Sidération : Gotlib, le brave Gotlib, "mon bon Gotlib" disait Goscinny, s'éclate en dessins pornos et scatos, à la Hara-Kiri. Le petit chaperon rouge, fillette impubère, copule avec délices avec le grand méchant loup. Je roule des yeux ronds comme ceux de l'élève Chaprot. Je pressens que papa Goscinny ne doit pas être très content. Mais à l'époque, on n'en sait rien. Les grandes douleurs restent en famille. Préserver les enfants. Oui, papa et maman ont divorcé. Tu comprendras plus tard. En attendant, lis donc Hamster Jovial, et Pervers pépère.

A la longue, je crois avoir à peu près compris. Comme toutes les grandes oeuvres, celle de Gotlib se relit sans relâche. A chaque relecture, se révèlent des nouveaux niveaux, des sens sous le sens : paternité, dépression, obsession sexuelle. Et, bien cachée, la judéité. Vraiment bien cachée.Voyez donc comme elle est discrète, l'étoile, même sur cette planche tardive.

Comment donc, élève Chaprot, vous êtes juif ? Il a fallu qu'ils aillent chercher loin, les commissaires de l'exposition.de 2014, au musée d'art et d'histoire du judaïsme. pour faire de Gotlib un humoriste juif. Il a fallu qu'ils aillent chercher cette planche de 1969, à peu près la seule à saisir le sujet à bras le corps.

 

Sacré refoulé, quand on y pense. Sacrées années 60. Toute une oeuvre plus ou moins autobiographique (ses débuts dans la BD, les rapports internes de l'équipe de Pilote, la paternité, thèmes mis en scène inlassablement) et cette impasse sur son étoile jaune. L'orage, comme il disait. Va comprendre. Sacrées années 60 : il ne voulait pas dire, on ne voulait pas entendre. Il a fallu cette expo de 2014, pour qu'un vieux petit garçon réalise que cette planche mystérieuse de 1969, à l'époque où l'on ne dessinait ni uniformes nazis ni étoiles jaunes, effleure l'histoire d'un petit Chaprot juif placé à l'abri dans une ferme normande. Loin des orages. Comme au Vésinet.

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