Millepied, l'entrelacs des signes

Daniel Schneidermann - - Silences & censures - Le matinaute - 51 commentaires

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Il arrive qu'une porte s'entrouvre sur un univers méconnu.

Comment fonctionne le corps de ballet de l'Opéra de Paris ? Comment se gèrent les conflits entre conceptions opposées d'une telle institution culturelle ? Mais aussi, comment y fonctionnent les rapports humains ? Et les relations hiérarchiques ? Osons même le mot, les rapports sociaux ? Autant de sujets qui échappent à l'investigation médiatique traditionnelle, le territoire étant la chasse gardée des rubriques culture des grands medias, peu réputées pour leurs capacités investigatrices. Pour que s'entrouvre la porte, il faut un fait-divers, un scandale. La probable démission, qui devrait être annoncée dans la journée, du directeur de la danse à l'Opéra de Paris, Benjamin Millepied, en est un.

Dans les multiples déclarations et interviews prodiguées ces derniers jours par le très beau, le très chic, le très sexy, le très glamour Millepied, plusieurs peuvent fournir des explications opposées à cette subite démission. Benjamin Millepied a-t-il été "trop à gauche" ? "Quand je suis arrivé et que j’ai fait les premiers rendez-vous avec les danseurs, j’avais des danseurs qui tremblaient en me parlant, qui arrivaient à peine à me parler, racontait-il en décembre dans un documentaire de Canal+. Moi, je ne me sentais pas spécialement impressionnant ou terrorisant mais il y avait une énorme peur de la hiérarchie. Quand une maîtresse de ballet dit à une danseuse “je vais te casser”, pour moi, c’est impossible de savoir qu’une telle chose se passe dans les studios".

A l'inverse, s'est-il comporté, avec des danseurs trop souvent absents, en vulgaire patron de droite ? "Le vrai problème à résoudre, lance-t-il dans une interview au Figaro, est celui de l'assiduité au cours: cinq fois par semaine, pas deux ou trois fois, sinon le corps résiste, se blesse. La danse, c'est comme le piano. La virtuosité se travaille chaque jour". Tombe-t-il victime du racisme ? Toujours à Canal+ :«J’ai envie d’avoir une compagnie en 2015 qui soit diverse, qu’on ait des danseurs de nationalités différentes, de couleurs différentes sur scène. J’ai entendu très clairement en arrivant qu’on ne met pas une personne de couleur dans un corps de ballet parce que (...) s’il y a vingt-cinq filles blanches avec une fille noire, on ne va regarder que la fille noire. Un corps de ballet, tout le monde doit être pareil; pareil, ça veut dire que tout le monde doit être blanc. Quand on arrive des États-Unis et qu’on entend ça, ça fait peur".

Tombe-t-il enfin (explication la plus vraisemblable) victime de l'irréductible conflit entre transmission et innovation, entre culture patrimoniale immuable, et culture vivante ? A Canal+ encore :«Les danseurs ont tellement été habitués à danser en ligne, à se faire engueuler, que ça devient du papier peint, il n’y a plus aucun plaisir. Un corps de ballet, s’il ne prend aucun plaisir, ça n’a aucune vie. Il faut changer ça. Tu ne peux pas danser sans prendre de plaisir. C’est ennuyeux à mourir à regarder, ce n’est pas de la danse".

De gauche ? De droite ? Sarkozyste ? Macronien ? Victime de la sourde vengeance du papier peint ? Il est vraisemblable que le signe "Millepied claque la porte" sera tordu dans tous les sens, noué en entrelacs, exploité par chacun dans la direction qui l'arrange. Après quoi, sagement, la porte entrouverte se refermera.

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