Ma mésaventure maçonnière sur RFI

Daniel Schneidermann - - Déontologie - Le matinaute - 79 commentaires

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Oui, c'est une guerre, la guerre de l'infaux. Une guerre mondiale. Et comme dans toute guerre

, il faut être d'un côté ou de l'autre. Pas d'entre deux. Pas de no man's land. Pas de distance critique. Avec nous ou contre nous. Choisis ton camp. Hier, je suis appelé par un journaliste de RFI, Raphaël Reynes. Il voudrait parler des sites d'infaux. C'est un des sujets sur lesquels nous travaillons ici. Une des obsessions des temps qui viennent. J'accepte. On parle de Trump, du fact-checking, de la post-vérité. On parle d'avenir du journalisme en général (va-t-il survivre ?) Et à la fin : "bon, comme vous aimez les questions impertinentes, je vais vous poser une question impertinente", dit-il. Vieux truc de journaliste-interviewer. La question piège pour la fin, quand on a attendri la viande. La question piège, la seule qu'on gardera au montage. Vieux singe que je suis, je le vois venir.

Et voici donc la question "impertinente" (en substance, je n'ai pas enregistré la conversation) : avec votre travail de déconstruction des récits médiatiques, n'avez-vous pas, vous même, contribué à décrédibiliser les medias ?

Ce n'est pas une question impertinente, cher confrère de RFI. C'est une question que je me pose chaque matin. Celle des conséquences de mon travail. C'est une des questions que tout journaliste doit se poser. Dans tous les domaines. Si mon candidat favori a des casseroles, dois-je l'écrire ? Si telle émission méritante, et maintenue avec tant de difficulté contre la direction de la chaîne, est mortellement ennuyeuse, faut-il le dire ? A chaque maillon de la chaîne, ensuite, s'étant dûment questionné, d'apporter en conscience la réponse qu'il souhaite. Donc : le travail d'arrêt sur images, depuis plus de vingt ans, a-t-il contribué, en France, au discrédit des vieux medias ?

Je lui réponds ceci : aussi bien à la télé, naguère, que sur ce site aujourd'hui, nous avons toujours tenté de déconstruire les récits journalistiques "à la loyale", les yeux dans les yeux de nos confrères, en interrogeant les auteurs de ces récits eux-mêmes sur leurs techniques de fabrication, leurs trucs, leurs truquages éventuels, bref avec les armes journalistiques. Et j'ajoute une comparaison maçonnière : "si ça s'est effondré, c'est que ça devait s'effondrer. Quand un mur est pourri, il faut le faire tomber, et en construire un autre". (Analyse mal formulée, d'ailleurs. Les vieux medias ne se sont pas effondrés. Ils sont encore debout, maintenus à l'étai par des flots d'argent privé et de subventions publiques. Ce qui s'est effondré, c'est leur crédibilité).

Evidemment, ce matin, à 7 heures 40, je suis à l'écoute. Donc, Raphaël Reynes parle fausses infos, bulles Facebook, post-vérité, tous les sujets prévus. Vient enfin mon extrait sonore maçonnier. Avec, en conclusion, cet échange de Reynes, et du matinalier de RFI, Arnaud Pontus : "c'est intéressant, ce mot pourri, pour qualifier un travail journalistique. C'est précisément un des mots utilisés par les sites de fausses infos". Ah ah ! Je suis fait aux pattes. J'ai dit "pourri". Pourri, comme Ripous, comme ripoublique, comme merdias. Hop, Schneidermann, dans le même sac que les sites d'infaux, les complotistes, les populistes, la fachosphère, tous les diablotins du Web. Hop, à pieds joints dans le piège de la citation sortie de son contexte. Bien joué.

Faut-il vraiment rappeler ce que je vous ai dit par ailleurs, Raphaël Reynes, et que vous n'avez pas conservé au montage ? Ce n'est pas "le travail journalistique", qui est pourri. Celui-là, il conservera toujours sa nécessité, sa légitimité. Il subsistera toujours une demande pour des analyses audacieuses, des enquêtes indépendantes, approfondies, et exercées selon les critères professionnels. Ce qui est, non pas pourri mais, disons, vermoulu (pour glisser dans le registre charpentier), c'est le cadre où s'exerce aujourd'hui, hélas, ce travail indispensable. Ce qui est, à terme, condamné, c'est ce système économique dans lequel tous les medias traditionnels d'un pays appartiennent à une poignée de milliardaires, et défendent, avec les quelques nuances de rigueur, une même vision hémiplégique du monde, dans laquelle il n'est ni entre-deux, ni distance critique possible.

murs pourris, by Google images

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