Lycées : silence aux dissidents de Turgot
Daniel Schneidermann - - Silences & censures - Pédagogie & éducation - Le matinaute - 50 commentaires Télécharger la videoTélécharger la version audio
Le proviseur du lycée Turgot ne tiendra pas de chronique dans
Libé. C'est le journal qui le révèle aujourd'hui. Agé de 59 ans, proche de la retraite, et donc plus libre de sa parole, le proviseur Christophe Barrand avait accepté de raconter son année au journal, au fil des semaines. Mais au lendemain du premier article, convoqué par le rectorat de Paris "dans les deux heures qui ont suivi la parution", le proviseur a renoncé. "Il a été rappelé à Monsieur le proviseur le devoir de réserve qui s'impose à tous les fonctionnaires" justifie le rectorat, cité par Libé.
Si Libé avait choisi le proviseur de Turgot, ce n'est pas par hasard. C'est parce que son lycée a été victime, en cette rentrée, d'un bug du logiciel d'affectation des collégiens dans les lycées généralistes, Affelnet (pour Affectation par le Net), qui a abouti à y faire affecter... 83% d'élèves boursiers. A priori, il s'agit du plus grave dysfonctionnement sur les lycées parisiens d'Affelnet, logiciel dont l'objectif (partiellement atteint, selon une enquête de Libé du mois dernier) est par ailleurs d'accroître la mixité sociale, en introduisant les revenus de la famille dans les critères d'affectation. Mais dans la même enquête du mois dernier, le proviseur Barrand avait semblé mettre en doute, dans la mésaventure de son lycée, l'hypothèse du bug, et sous-entendre (sans l'affirmer) que Affelnet aurait pu être trafiqué par des mains malintentionnées : "ce ghetto social est un choix politique, pour protéger d'autres établissements qui ne voulaient pas de ces élèves". On comprend que le soupçon vaguement complotiste n'ait pas plu au rectorat, qui parlait pudiquement, lui, de "situation atypique" du lycée Turgot.
Libé avait donc choisi de braquer sa loupe, toute une année durant, sur le cas le plus extrême de train-qui-n'arrive-pas-à-l'heure -malchance supplémentaire pour le rectorat : ce lycée du Marais est situé à exactement 400 mètres des anciens locaux parisiens du journal. Cette polarisation sur les-trains-qui-n'arrivent-pas-à-l'heure est un des reproches récurrents adressés par tous les pouvoirs à la presse, depuis que la presse existe. Laquelle presse répond 1) que les-trains-qui-n'arrivent-pas-à-l'heure font de meilleures histoires que la grande majorité des trains qui arrivent à l'heure, et 2) que les situations de crise sont plus révélatrices des points de tension d'une société, que les situations plus paisibles. Quoi qu'il en soit, l'affaire serait restée confinée aux rubriques Education, sans l'interdit du rectorat, qui la fait entrer dans la rubrique "censure". Le proviseur dissident interdit de parole, et sur fond de méfiance généralisée contre les méchants algorithmes, on va désormais considérer avec toutes les suspicions un logiciel qui, par ailleurs, semble-t-il, remplit le moins mal possible son office.