Les "rebelles" du Renaudot
Daniel Schneidermann - - Médias traditionnels - Déontologie - Le matinaute - 46 commentaires
S'il faut aujourd'hui lire la presse étrangère pour contrebalancer les effets du chloroforme médiatique français sur les aspects autoritaires du régime (voir notre émission de la semaine), il en va de même pour la corruption des institutions culturelles. Le même jour, à quelques heures de la remise des prix Goncourt et Renaudot, paraissent dans Le Monde
et le New York Times
deux enquêtes fouillées sur le second nommé, le Renaudot. Si elles décrivent sensiblement la même réalité (un jury de mâles blancs septuagénaires, sans règles éthiques, pratiquant en toute impunité le conflit d'intérêt, et conservant en son sein un compagnon des virées asiatiques pédophiles de Matzneff), elles ne décrivent pas de la même manière ce "prix d'amis" (Le Monde)
, "muré dans l'entre-soi" (New York Times)
. Comme si la presse française, en dépit de ses efforts, ne parvenait pas à s'arracher à la séduction passée exercée par l'écrivain pédophile.
L'enquête du New York Times
est signée du correspondant à Paris Norimitsu Onishi, qui, après Matzneff et Christophe Girard, poursuit ainsi sa fresque de la corruption morale et financière de l'élite intellectuelle française (voir son portrait par Mathieu Deslandes dans la revue des médias de l'INA).
Les informations factuelles de base des deux journaux sont les mêmes. Primo, l'anomalie que constitue la présence persistante au jury de Christian Giudicelli, compagnon des voyages pédophiles asiatiques de Matzneff, personnage récurrent des ouvrages du même Matzneff, prix Renaudot 2013, et lui-même auteur et éditeur chez Gallimard. Et secundo, le vote en 2017 de l'écrivain Patrick Besson en faveur d'un livre de sa compagne, Anne-Sophie Stefanini, conflit d'intérêt emblématique, qui ne pose aucun problème à aucun membre du jury.
D'où vient donc le sentiment, pourtant, que les deux textes ne parlent pas de la même chose ? A quelques détails, comme celui-ci : sur Giudicelli, le New York Times
livre deux chiffres qui à eux seuls donnent la mesure de la corruption : les ventes du dernier livre du juré-écrivain Giudicelli s'élèvent à ... 180 exemplaires, tandis que les à-valoir versés par les éditeurs aux jurés peuvent se monter, de manière générale, à 15 000 ou 20 000 euros, ce qui correspond à des ventes escomptées de quelques milliers d'exemplaires au minimum. Aucun chiffre dans Le Monde
, qui multiplie en revanche les citations élogieuses de ses camarades du prix, comme celle de Franz-Olivier Giesbert: "
Giudicelli, on l’adore tous ! On s’engueule, on s’aime… "
Surtout, les informations du Monde
sont noyées dans une abondance d'expressions atténuantes, soulignant l'amitié qui lie les jurés ("Prix d'amis" ,"sales gosses mais bons amis"
) leur exigence littéraire ("choix pointus et parfois surprenants", "choix souvent audacieux et respectables")
et, paradoxalement dans une enquête qui souligne leur soumission à leurs éditeurs, leur "côté rebelle"
, selon l'autrice Clémentine Goldszal, "
insou
mis, rebelle, intranquille" (selon Dominique Bona, jurée), "bon enfant, drôle, sympathique et un peu voyou" (selon Jérôme Garcin, ex-juré démissionnaire), ou encore "sulfureux, un peu rock, et anti-institutionnel" (David Foenkinos, lauréat 2014).
"Il y a quelque chose de charmant et putride dans cette atmosphère bon enfant. Un côté mousquetaires à la vie à la mort et une ambiance potache qui doit apparemment plus à l’atmosphère éthylique des fraternités étudiantes qu’au feutré des salles de bibliothèques"
résume Goldszal. À ces bons enfants rebelles, comment ne pas pardonner leurs doigts poisseux de confiture ?
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