Les deux natures de la vieille presse

Daniel Schneidermann - - Silences & censures - Le matinaute - 156 commentaires

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Bien joué. J'en suis là, ce matin. J'en suis là, à me retrouver

au côté des dirigeants de la presse nationale hurlant à la liberté assassinée, des reporters du 20 Heures de France 2 hier soir interpellant sans succès Martinez, aux côtés de Pujadas un peu plus tard demandant des comptes à Mélenchon, aux côtés du curé Thomas Legrand homélisant ce matin, pour juger scandaleux et absurde le chantage à la publication d'une tribune de Martinez auquel la CGT du Livre a soumis les dirigeants de cette "presse nationale" (tout le récit est ici), et qui s'est soldé par la non-parution de tous ces titres, à l'exception de L'Huma.

Se battre pour la presse nationale, ou ce qu'il en reste ? Se battre pour les journaux de Dassault, Arnault, Niel, Drahi ? Pauvre de moi. Je vous entends déjà, dans les forums ! Tous les mêmes, ces journalistes ! Tous corporatistes. Tous vendus. Tous complices pour casser les jambes du mouvement social.

Ecoutez tout de même deux secondes. Se battre pour ce que représente aujourd'hui, en France, la vieille presse nationale, suppose de tenter de la penser dans sa dualité. C'est à dire à la fois un instrument d'influence personnelle et idéologique aux mains de ses propriétaires, c'est entendu, mais aussi, envers et contre toutes les concentrations, tous les rachats, toutes les cures d'amaigrissement, un nécessaire contre-pouvoir démocratique, auquel lesdits propriétaires sont bien obligés, avec des variantes selon les titres, selon les jours, selon l'humeur, selon l'intelligence, de laisser une marge d'autonomie, sous peine de casser leur jouet. Les journalistes sont malgré tout plus libres, dans Le Monde de Niel ou le Libé de Drahi, que dans Le Figaro de Dassault ou Le Parisien d'Arnault. Ou, pour le formuler autrement, disons que la régulation des deux premiers titres est assurée par un certain conformisme idéologique implicite, quand les deux autres y ajoutent la censure bête et brutale (la ligne de démarcation pouvant être tracée, par exemple, à l'occasion d'événements remarquables, comme l'accueil réservé au Merci patron, de Ruffin).

Que cette presse patronale épouse globalement le point de vue du patronat, avec tous les bémols imaginables, son traitement du mouvement social actuel, à grands coups de "radicalisation" et de "prise d'otages", le rappelle de manière très pédagogique. Que cette presse distille chaque matin, jusque dans ses rubriques les plus anodines, le poison de la pensée dominante, on le dissèque ici autant qu'on le peut, avec nos petits moyens. Mais c'est à nous, l'autre presse, la presse émergente, et plus largement les citoyens, de savoir inventer le contre-poison à ce poison. De savoir l'inventer avec des moyens mille fois inférieurs, mais de la mobilisation, du décentrage, de l'astuce de judokas. C'est à nous de tout faire pour y parvenir un jour (ce qui n'empêche pas, d'ailleurs, d'exiger que les armes soient égales, notamment en matière fiscale, et de dénoncer ce scandale qu'est le financement des journaux des milliardaires par l'argent des contribuables).

D'ailleurs, c'est en cours. Croit-on que la vieille presse nationale exerce la moindre influence sur le mouvement anti Loi Travail, ou sur son image ? Ah, pour essayer, elle essaie. Mais en dépit de ses dénonciations et de ses cris, même leurs sondages le disent, ce mouvement, qui s'est construit non seulement sans elle, mais contre elle, reste populaire. Que les ouvriers du Livre se battent, c'est leur droit et leur devoir. Qu'ils se battent pour leurs camarades, c'est admirable. Qu'usant de leur droit de grève, ils ne fassent pas tourner les imprimeries, c'est leur moyen de lutte. Mais de grâce, qu'on ne transforme pas la vieille presse en victime d'une censure extérieure.

La presse, montage Le Monde Diplomatique

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