Le numérique sifflera trois fois

Daniel Schneidermann - - Numérique & datas - Le matinaute - 27 commentaires

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Ils n'y avaient tout simplement pas pensé. Les concepteurs des premiers wagons de chemin de fer, au XIXe siècle

, n'avaient tout simplement pas pensé à permettre la circulation des voyageurs entre les wagons, permettant ainsi l'apparition du "train" à proprement parler. Ils s'étaient contentés de reproduire l'architecture des diligences. De même que les frères Lumière étaient sceptiques sur l'utilité de leur invention (pourquoi les gens viendraient-ils dans des salles obscures voir ce qu'ils peuvent déjà voir à l'extérieur ?) avant de penser à coller plusieurs séquences filmées bout à bout, créant ainsi, ô surprise, le long métrage.

Ce sont deux exemples donnés par Wolfgang Blau, directeur de la stratégie digitale au Guardian, lors de sa leçon inaugurale au Centre de Formation des Journalistes de Paris, dans un judicieux parallèle entre l'apparition du chemin de fer et celle d'Internet. Non seulement les peurs suscitées par la nouvelle technologie sont exactement les mêmes (ça, on le savait déjà) mais surtout, on observe le même temps de latence, entre l'apparition de la découverte, et les usages qui vont lui permettre d'accomplir sa promesse révolutionnaire.

Quelle transposition à la révolution numérique ? Evidente. L'invention technique précède toujours la réflexion sur les utilisations. La tentation universelle est toujours de s'approprier l'innovation pour continuer à faire ce que l'on faisait avant, en plus vite, et avec moins de main d'oeuvre. Dans les premières années d'Internet, il était ainsi fréquent d'entendre les directeurs de la rédaction expliquer doctement à leurs journalistes qu'il fallait "alimenter le site du journal", comme si le site était une sorte de bouche à nourrir, un oisillon auquel il faudrait donner la becquée. Même si les sites génèrent aujourd'hui leurs formes propres (articles régulièrement mis à jour, infographies à base de données, etc) il n'est pas certain que cette conception ait totalement disparu. En témoigne l'imbécile réflexe de certains propriétaires de medias, consistant avant tout à réduire l'effectif de journalistes.

Où sont les wagons fermés d'aujourd'hui ? Dans les tentatives comiques des grandes émissions de télé de "faire moderne", en diffusant par exemple des tweets, en bas de l'écran, pendant le débat, ou encore dans une foi aveugle dans l'information low cost. Où sont les nouveaux wagons ouverts ? Les opérations Wikileaks, par exemple, et toutes leurs déclinaisons en "leaks", avec les coproductions qu'elles impliquent entre développeurs et journalistes (opérations qui montrent bien, d'ailleurs, que l'on aura toujours besoin de journalistes, et sans doute de plus en plus, pour exploiter et raffiner la matière brute extraite par les codeurs). C'est peu ? Oui. Et il est frappant de voir -à quelques exceptions près dont le Guardian, justement, pionnier en la matière- avec quelle opiniâtreté l'industrie traditionnelle de l'information résiste à l'innovation bien mieux que le transport, la distribution, ou l'hôtellerie. Mais ce n'est qu'une question de temps. A terme, les usages commandent toujours.

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