L'art de l'attestation dérogatoire
Daniel Schneidermann - - Le matinaute - 175 commentaires
Toutes sortes de peurs nous assaillent ces temps-ci. Peur traitresse que la maladie nous rattrape, ou rattrape un de nos proches, derrière les hauts murs qui nous protègent. Elle va, elle vient, cette peur. On l'oublie la plus grande partie de la journée, dans l'insouciance des tâches à accomplir. Elle re-tente parfois le soir, incongrue, sur la pointe des pieds.
Mais il y a aussi des peurs politiques, sans doute plus fondées que les autres. Cette sourde peur-colère, par exemple à la lecture d'un article de Checknews
, de Libération
. Un lecteur a demandé à Checknews
s'il était normal qu'il faille désormais inscrire, sur l'attestation de déplacement dérogatoire, le lieu de naissance, en sus de la date de naissance. Checknews
s'est renseigné auprès du ministère de l'Intérieur, qui a confirmé en ces termes : "C’est un élément important de l’état civil, et cela permet notamment de vérifier la concordance avec le titre d’identité. Date et lieu de naissance sont indissociables pour établir l’identité d’une personne." Car bien entendu, rien n'est plus important que d'établir avec toute la précision nécessaire l'identité du joggeur, ou du porteur, ou de la porteuse de cabas. Et donc, son lieu de naissance. Dire que dans l'urgence, on avait failli oublier !
Ce n'est pas une bavure de terrain. Ce n'est pas simplement un policier tâtillon, ou énervé, verbalisant pour une attestation remplie au crayon à papier (ce qui n'est pourtant pas interdit). C'est une décision de l'Administration, dans toute sa majesté majuscule. Des chefs de service, un directeur de Libertés et de la Tranquillité, certainement, voire plusieurs, ont validé cette décision. L'ont-ils validée en télé-travail ? Traversent-ils tous les jours la capitale déserte, dans leur voiture à gyrophare ? Ont-ils examiné la question au cours d'une réunion ? Combien de temps, d'énergie, a été consacré à cette décision, en comparaison du temps consacré par d'autres fonctionnaires à reconstituer les stocks de masques et de tests ?
Dans notre émission de la semaine sur les risques du déconfinement, un de nos invités, Gilles Babinet, a expliqué redouter, davantage que la surveillance électronique à la coréenne, la toute-puissance de l'Administration. C'est à dire la toute-puissance du contrôle, du formulaire, du fichage, de la sanction, toutes sucreries courtelinesques dont l'Administration est friande, qui la justifient, qui la légitiment.
Elle est là, la toute-puissance de l'Administration, dans cette décision minuscule. On peut y admirer, en germe, toute l'ambition et son savoir-faire de l'Administration. Et cette ambition ne demande qu'à fleurir, s'épanouir, se déployer, perfectionner sans cesse la science merveilleuse des attestations de déplacement dérogatoires. Si personne ne l'arrête, on peut lui faire confiance.