La transition et l'escalator

Daniel Schneidermann - - Le matinaute - 61 commentaires

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C'est une phrase de transition, une toute petite, minuscule phrase de transition, perdue dans le flux

, attrapée au vol sur BFM TV, lundi soir. On sort des images de chagrin collectif du deuil coréen, dont on s'est dépatouillé comme on pouvait (Est-il spontané, ce chagrin des endeuillés, vraiment spontané ? Jusqu'à quel point y croire ? Et cette mise en scène, et ce conditionnement, etc). Et pour assurer la transition avec les images off sur le deuil des Tchèques après la mort de Vaclav Havel, le présentateur dit simplement: "une émotion sincère, cette fois..." A l'image, un plan de trois secondes, d'une jeune femme, agenouillée dans une église.

Il n'y a sans doute pas beaucoup réfléchi, à cette phrase, le présentateur. On ne réfléchit pas aux phrases de transition. Elles viennent toutes seules sous la plume. On laisse parler ses automatismes. C'est ce qui les rend d'autant plus intéressantes. Le présentateur aurait pu, au contraire, faire sa transition sur le thème "pas de démonstrations de masse dans les rues de Prague". Mais non. Car le présentateur de BFM TV sait que l'émotion de cette jeune Tchèque est profondément sincère, tandis que celle des Coréens est mise en scène. D'ailleurs, la solitude de la jeune femme atteste de sa sincérité. Elle n'a pas été trimballée en car avec la cellule du parti, avec le comité machin. Elle est venue seule, sincèrement seule.

Attention, je le dis et je le répète: la plus grande méfiance est évidemment de rigueur, face aux images coréennes. D'ailleurs, dans le forum de ma chronique de lundi, plusieurs @sinautes ont fourni des éléments en minimisant la portée. Ainsi l'un remarque qu'elles sont toutes filmées à Pyongyang, et rappelle qu'habiter Pyongyang est un privilège réservé à une certaine élite du régime. Un autre indique que les groupes filmés ont été amenés là en transports collectifs, dans le cadre d'un groupe (classe, entreprise, cellule du parti, etc), et se trouvent donc sous le regard vigilant des responsables du groupe. Un troisième rapporte que démontrer son chagrin en frappant le sol est une coutume de deuil dans toute l'Asie. Un quatrième, enfin, me rappelle qu'à propos de dictatures et d'amour, avec Kadaré, j'aurais pu citer Orwell, et la dernière phrase (de mémoire) de 1984: Il aimait Big brother. Il a parfaitement raison. Très étrange, que Kadaré me soit revenu, et pas Orwell.

Tout ceci est vrai, mais le présentateur de BFM, quand il prononce sa phrase de transition, a-t-il vraiment tous ces éléments en tête ? En tout cas, il ne les donne pas (supériorité d'un forum, sur un journal télévisé). Il laisse parler les certitudes qui peuplent son inconscient, et rappelle ainsi comment fonctionne notre machine à asséner à nous, occidentaux, à coups d'assertions invisibles, bien plus discrètes, bien moins "pop-artisables", c'est vrai, que "les Coréens en pleurs devant le dernier escalator emprunté par Kim Jong-il", ou que "la présentatrice officielle de la télévision nord coréenne", sur son fond de sapins, images tellement plus spectaculaires.

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