La Marche, célébration confuse
Daniel Schneidermann - - Le matinaute - 36 commentaires Télécharger la videoTélécharger la version audio
Ouf, il a fini de marcher. On va pouvoir enlever les godasses, et se masser les pieds.
Chaque soir au Petit journal, Maxime Musqua, enthousiaste préposé de l'émission aux défis impossibles, marchait. Musqua s'est vu assigner une mission : reconstituer la Marche des Beurs de 1983, de Lyon à Paris. Même itinéraire, même tenue (grosse doudoune, grosses godasses, sac au dos), mêmes offrandes des sympathisants sur le bord des routes (vin et croissants à volonté), vas y petit sur les chemins, comme d'autres refont chaque année les batailles d'Austerlitz ou de Waterloo, et regarde bien dans les fourrés, des fois que tu retrouves le feu sacré de 1983, qu'on a visiblement perdu quelque part.
Après des débuts hasardeux (le marcheur a été entarté à Lyon comme un vulgaire BHL, scène que Canal+ n'a pas diffusée) Musqua a livré chaque soir des images téléthonnantes d'assemblées enfantines joyeuses sur les places des villes traversées, célébration quotidienne culminant lundi soir avec l'arrivée des marcheurs sur le plateau de Yann Barthès.
Mais que célèbrent exactement ces confuses images de liesse ? Célèbrent-elles le mouvement des Beurs ? Célèbrent-elles l'engagement citoyen de Canal+, qui célèbre elle-même le mouvement des Beurs ? Ne sont-elles qu'une autopromo particulièrement roublarde du film La Marche (co-produit par Canal+), qui sort au même moment sur les écrans ? Célèbrent-elles l'engagement citoyen de Jamel Debbouze, image vivante d'un des effets les plus positifs du mouvement beur, et évidemment recruté par le film ?
Souvenirs lointains de 1983. Emergence d'une identité, d'une conscience beur, sur fond de premières percées électorales du FN. Trente ans ont passé. Au sommet de l'Etat, antiracisme et islamophobie se sont succédé au fil des décennies, comme idéologies officielles. L'islamophobie sarkozyenne s'est même trouvée, hélas, des alliés de circonstance, comme Charlie Hebdo, aujourd'hui victime collatérale en boomerang d'une chanson "associée" au film dans des circonstances confuses. Trente ans après, à quoi rime, à quoi sert cette reconstitution manière JFK, ou 14-18, de la marche de 1983 ? A mesurer une distance qu'on s'abstient soigneusement de mesurer, à mettre en évidence un décalage qu'on refuse de voir, à aveugler sur une situation pourtant déjà aveuglante.